Barrucand et les masses populaires

Barrucand

Ailleurs, sur le boulevard Sébastopol, par exemple, on subirait le roulement des fardiers avec des nerfs robustes, on communierait à l’âme carthaginoise du quartier, les drogueries de la rue des Lombards tonifieraient la faiblesse du cœur. Sur les quais, on humerait du passé ; un peu d’exotisme passerait sous les ponts, en aval, au soleil tombant, quand le fleuve roule des moires de goudron avec des pétroles d’azur. Sur les trottoirs de la Madeleine voisins du marché aux fleurs, on s’émotionnerait d’un rythme de talons secs, on devinerait la passante.

En province, les pavés sont rudes, le parler traînant ; on a le temps ; sans impatience on se prépare à vivre ou l’on attend la mort. À Paris, on est arrivé. Et ce n’est que cela.

[…]

Il estimait que les erreurs sociales et toutes les faillites collectives sont le fait non tant des riches et des oisifs, jouissant d’un sort auquel d’autres aspirent, que des masses populaires elles-mêmes, compressibles et inertes. Pour changer le sort des humbles et des méprisés, il leur prêtait son âme. En réalité, sa compassion le conduisait ainsi à rudoyer les pauvres pour les relever, et à mépriser les naufragés de la vie, prostrés sur leurs radeaux sans vivres, et n’osant pas, de peur de la tempête, aborder la haute voile.

[…] 

La voiture du cercle, sonnante du seul grelot du cheval, l’avait cahoté mollement de ses roues caoutchoutées ; il avait traversé Paris, bercé, engourdi, le Paris clair et léger des matins blancs de février, tout de dentelles d’arbres morts et de volets clos ; il avait vu à travers le réseau de sa migraine des balayeuses engoncées dans de vieux paletots d’hommes, les mains crevassées sous leurs mitaines vertes, qui poussaient devant elles des nuées de poussière ; il lui semblait que toute cette poussière de la ville était tombée sur lui. 

[…]

Un ciel d’un bleu finissant éclairait les Champs-Élysées ; mettait en valeur l’élégance des toilettes, la tenue des équipages et la beauté nerveuse des arbres nus. 

[…] 

Et c’était la circulation vitale, le gonflement du cœur de Paris, palpitant, ingénu, soulevé, offert dans un pli de foule, comme le battement des seins après la danse dans une échancrure de corsage. 

Victor Barrucand 

Avec le feu 

Roman 

Phébus, Paris, 2005, 208 pages 

Première édition : Fasquelle, Paris, 1900