
“Fiat ars — pereat mundus1”, dit le fascisme qui, comme Marinetti le professe, attend de la guerre l’assouvissement artiste d’une perception sensorielle métamorphosée par la technique. De toute évidence, il s’agit de l’aboutissement ultime de l’art pour l’art2. L’humanité qui, jadis, chez Homère, était pour les dieux de l’Olympe un objet de spectacle, l’est désormais devenue pour elle-même. Le détachement qu’elle éprouve à l’égard d’elle-même a atteint un point tel qu’elle peut vivre sa propre destruction comme un plaisir esthétique de premier ordre. Voilà ce qu’il en est de l’esthétisation du politique à laquelle travaille le fascisme. Le communisme lui répond par la politisation de l’art.
1. « Que l’art advienne, le monde dût-il en périr. » (N.d.T.)
2. En français dans le texte. (N.d.T.)
Walter Benjamin
L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique
(version de 1939)
Deux pages plus haut, Walter Benjamin citait cet extrait du « manifeste de Marinetti sur la guerre coloniale menée en Éthiopie » :
« Voilà vingt-sept ans que nous, futuristes, nous opposons à ce que la guerre soit qualifiée d’antiesthétique. […] Nous affirmons en conséquence : […] La guerre est belle car, grâce aux masques à gaz, aux terrifiants mégaphones, aux lance-flammes et aux petits chars d’assaut, elle fonde la souveraineté de l’homme sur la machine, dès lors assujettie. La guerre est belle, car elle inaugure le rêve d’homme au corps métallique. La guerre est belle, car elle enrichit un pré en fleur des orchidées flamboyantes des mitrailleuses. La guerre est belle, car elle mêle, pour en faire une symphonie, les feux d’artillerie, les canonnades, les arrêts de tir, les parfums et les odeurs de putréfaction. La guerre est belle, car elle crée des architectures inédites, comme celles des grands chars d’assaut, des escadrilles aériennes aux formes géométriques, des panaches de fumée s’élevant au-dessus des villages incendiés, et bien d’autres choses encore […] Poètes et artistes du futurisme […], rappelez-vous ces principes fondamentaux d’une esthétique de la guerre, pour que soit ainsi éclairé […] votre combat en faveur d’une poésie et d’une plastique nouvelle1!
1. Publié dans La Stampa, Turin. »
Le manifeste de Filippo Marinetti a été publié en 1935.