
J’ai pris du Véronal. Ça me court sur les jambes, à droite, à gauche, comme des fourmis. Oui, vas-y, attrape-le, ce bon monsieur von Dorsday. Il court, là-bas. Ne le vois-tu pas ? Le voilà qui saute par-dessus l’étang. Il a assassiné Papa. Cours derrière lui ! Je cours avec toi. Ils ont attaché le brancard sur mon dos, mais je cours avec toi. Mes seins tremblent tant. Mais je cours. Où es-tu passé, Paul ? Fred, où es-tu ? Maman, où es-tu ? Cissy ? Pourquoi me laissez-vous courir toute seule dans le désert ? Seule, j’ai si peur. Je préfère voler. Je savais bien que j’étais capable de voler.
— « Else ! »…
— « Else ! »…
Où êtes-vous ? Je vous entends, mais je ne vous vois pas.
— « Else ! »…
— « Else ! »…
— « Else ! »…
Qu’est-ce que ? Toute une chorale ? Et un orgue ? Je chante avec tout le monde. Quel est ce chant ? Tous chantent. Les forêts aussi, les montagnes, les étoiles. Jamais je n’ai rien vu d’aussi beau. Jamais je n’ai vu de nuit aussi claire. Donne-moi ta main, Papa. Nous volons ensemble. Que le monde est beau, quand on sait voler. Mais ne me baise pas la main, Papa. C’est moi, Papa, ton enfant.
« Else ! Else ! »
Ils appellent de si loin ! Que me voulez-vous ? Ne pas me réveiller. Je dors si bien. Demain matin. Je rêve et je vole. Je vole… vole… vole… dors et rêve… et vole… pas réveiller… demain matin…
« El… »
Je vole… je rêve… je dors… je rê… rê… je vo……
Arthur Schnitzler
Mademoiselle Else
p. 531 du tomee II des Romans et Nouvelles (1909 – 1931) de l’édition du Livre de Poche « Calssiques modernes ».
Ce sont les dernières lignes de ce « roman court » publié en 1924 sous le titre Fräulein Else.