Vienne à Paris

Métro, mars 2015

Tu vas à la Madeleine où Judith et Salomé t’attendent, entre Fauchon et sex-shop. Tu entres à la Pinacothèque où s’expose une Vienne du temps de Klimt. À la fin de ton parcours, tu les vois, dans la même salle. Salomé d’un côté, Judith de l’autre. Beauté de la vie ; beauté de la mort. Quatre têtes en conférence.

L’âpreté au gain des propriétaires de cette Pinacothèque a convoqué une affluence telle que tu te dis que tu as bien mérité cette scène finale où la Vienne d’avant la Grande Guerre semble dire son dernier mot.

Le livre de la Frise Beethoven

Avant Judith et Salomé, le bijou de l’exposition est une reproduction en taille réelle de la Frise de Beethoven. C’est très réussi mais l’œuvre subit la configuration des lieux, à l’opposé de ce qu’offre l’original, à Vienne, dans le Palais de la Sécession.

Pour aider le public à imaginer le spectacle réel de cette frise dans son environnement initial, les organisateurs montrent une maquette du Palais, d’une précision extrême. Bel exercice intellectuel. Ceux qui l’ont vu à Vienne feront un effort de mémoire pour ajouter à la maquette son toit et la sphère, fière et dorée, qui le domine et le signale à la ville.

La Sécession, que Gustav Klimt a si bien illustrée, a adopté une devise qui, au fronton de son Palais, à Vienne, garde une vibrante actualité :

DER.ZEIT.IHRE.KVNST 

DER.KUNST.IHRE.FREIHEIT

Ce qui se traduit généralement par cette formule :

À CHAQUE ÉPOQUE SON ART

À L’ART SA LIBERTÉ

Un livre édité par Secession (Vereinigung bildender Künstlerinnen Wiener Secession) donne un extrait du catalogue de la XIVᵉ exposition, en 1902, celle où apparut la Frise de Beethoven. Le « programme » de l’œuvre y est donné :

« Salle latérale gauche. Ces peintures, qui recouvrent à la façon d’une frise la moitié supérieure des trois murs de la salle, sont de Gustav Klimt. Matériaux : peinture à la caséine, crépi, dorure. Principe ornemental : adaptation à la longueur de la salle ; crépis décorés. Les trois murs peints forment une suite logique. Premier mur latéral, face à l’entrée : l’aspiration au bonheur. La faible humanité souffrante : poussé par leurs supplications et mû par la pitié et la hardiesse, l’invincible guerrier se prépare à combattre pour le bonheur. Mur central : les forces hostiles. Le géant Typhon, que même les dieux n’ont pas réussi à vaincre ; ses filles, les trois Gorgones. Maladie, folie, mort. Volupté et luxure, intempérance, chagrin déchirant. Les désirs et aspirations s’envolent. Deuxième mur latéral : l’aspiration au bonheur trouve l’apaisement dans la poésie. Les arts nous guident vers cet univers idéal où, seul, nous retrouvons joie, bonheur, amour véritables. Chœur des anges du paradis. “Joie, belle étincelle des dieux”. “Ce baiser au monde entier!” »

Un autre point de vue sur cette époque, celui d’Ulrich, l’Homme sans qualités de Robert Musil.

Les éditions du Seuil, qui ont publié le roman dans la traduction de Philippe Jaccotet, ont illustré la couverture du volume par un détail de l’affiche de Klimt pour la première exposition de la Sécession viennoise, en 1898.


La visite de l’exposition à la Pinacothèque avait mal commencé, avec cette manière d’avant-propos où tu as appris que l’empire austro-hongrois était un « État multi-ethnique ». Une dénomination qui donne à penser que la guerre qui s’est conclue à Sadowa en 1866 et entre la Prusse et l’Autriche était une guerre interethnique. Comme, d’ailleurs, celle qui a pris fin le 11 novembre 1918.

À penser aussi que le Printemps des Peuples de 1848 porte un nom fautif, au regard des nouvelles idéologies. Faudrait-il dire aujourd’hui « Printemps des Ethnies » ?

Pourquoi qualifier un peuple, une nation, d’ethnie ? Est-ce parce que l’origine grecque du mot lui donne un côté savant ? Est-ce parce qu’on évite le mot « race » qui pointait le bout de son nez ? Est-ce encore pour éviter de mettre en avant la question nationale, en sous entendant que la nation fait inévitablement appel au nationalisme et à toutes ses dérives ?

Pourtant, le panneau qui ouvre l’exposition comme un mode d’emploi et qui la place sous le signe ethniciste que comporte ce titre, donne toutes les explications nécessaires pour éviter la confusion. Il évoque, par exemple, une « véritable mosaïque de peuples » où cohabitent « des populations d’origines, de religions, de cultures et de langues différentes, agitées depuis le printemps 1848 par des revendications nationales concernant les Allemands, les Hongrois, les Tchèques, mais aussi des Polonais, des Slovaques, des Ruthènes, des Croates, des Slovènes, des Serbes, des Roumains et des Italiens ».

Seraient-ce donc autant d’ethnies différentes ?

Le choix de l’expression « État multi-ethnique » a bien quelque chose de surprenant et provoque un malaise. Pour le dissiper et mieux comprendre ces pays et cette époque, un bon remède : lire L’Homme sans qualités.