Nous nous reposerons… 

Tchékhov

VOÏNITZKI, à Sonia lui caressant les cheveux. — Mon enfant, comme j’ai mal. Ah ! si tu savais combien j’ai mal! 

SONIA — Qu’y faire ! Il faut vivre quand même ! (Un temps). Nous allons vivre, oncle Vania. Nous allons vivre une longue, longue file de jours, de soirées ; nous allons patiemment supporter les épreuves que nous infligera notre sort ; nous travaillerons rien que pour les autres, et aujourd’hui, et lorsque nous serons vieux, sans jamais nous arrêter ; et quand notre heure sonnera, nous mourrons avec résignation, et de l’autre côté de la tombe nous raconterons que nous avons souffert, que nous avons pleuré, que nous avons connu l’amertume, et Dieu aura pitié de nous… Nous allons voir, mon oncle, nous allons voir tous les deux, mon cher oncle, une vie lumineuse, belle, harmonieuse, qui nous donnera de la joie, et nous penserons à nos malheurs d’aujourd’hui avec un sourire ému — et nous nous reposerons. J’y crois, mon oncle, j’y crois avec feu, avec passion… (Elle se met à genoux devant lui et pose sa tête sur les mains de Voïnitzki ; d’une voix fatiguée.) Nous nous reposerons. 

Téléguine joue doucement de la guitare.

SONIA — Nous nous reposerons ! Nous entendrons les anges, nous verrons tout le mal terrestre, toutes nos souffrances noyées dans la miséricorde qui va remplir l’univers tout entier, etla vie deviendra douce, tendre, bonne, comme une caresse. J’y crois, j’y crois… (Elle lui essuie les larmes avec son mouchoir.) Tu n’as pas connu de joies dans ta vie, oncle Vania, mais, patiente un peu, patiente… Nous nous reposerons… (Elle l’entoure de ses bras) Nous nous reposerons ! 

Le veilleur de nuit tambourine. Téléguine pince les cordes doucement ; Maria Vassilievna prend des notes dans la marge de sa brochure ; Marina tricote son bas.

SONIA — Nous nous reposerons ! 

LE RIDEAU TOMBE LENTEMENT

Anton Tchékhov 

L’oncle Vania 

(1897) 

Scènes de la vie de campagne en quatre actes 

Acte IV 

p 410 de l’édition de la Pléiade – Traduction d’Elsa Triolet