
par l’effet des particularités de son caractère, l’individu peut exercer une influence sur le sort de la société. Cette influence est même parfois fort considérable. Mais la possibilité de cette influence aussi bien que son intensité sont déterminées par l’organisation de la société, par le rapport des forces sociales. Le caractère de l’individu n’est “facteur” de l’évolution sociale que là seulement où les rapports sociaux le permettent, aussi longtemps qu’ils le permettent et dans la mesure seulement où ils le permettent.
On nous objectera peut-être que l’ampleur de l’influence individuelle dépend aussi du talent de l’individu. Nous en tombons d’accord. Mais l’individu ne peut manifester son talent que s’il occupe dans la société une situation adéquate. Pourquoi le sort de la France a-t-il pu se trouver entre les mains d’un homme qui n’avait aucune aptitude, aucun goût pour le service public ? Parce que telle était l’organisation sociale du pays. C’est cette organisation qui détermine aussi à chaque instant le rôle (et par suite l’importance sociale) qui peut échoir à des individus, doués ou non.
Mais si le rôle de l’individu se trouve déterminé par l’organisation de la société, comment l’influence sociale conditionnée par ce rôle pourrait-elle contredire l’idée que l’évolution sociale est soumise à des lois ? Loin de la contredire, elle en constitue une des plus éclatantes illustrations.
Mais il faut ici relever un point. Conditionnée par l’organisation de la société, la possibilité d’une influence sociale de l’individu ouvre la porte à l’influence de ce qu’on appelle les hasards sur le destin historique des peuples. La sensualité de Louis XV était la conséquence nécessaire de l’état de son organisme. Mais par rapport au cours général de l’évolution française, cet état était un hasard. Or, on la vu, il n’a pas été sans exercer une influence sur l’avenir de la France, et il faut le mettre aussi au nombre des causes qui ont déterminé cet avenir.
Georges Plékhanov
À propos du rôle de l’individu dans l’histoire
Œuvres philosophiques – Tome II
Traduit par Lucia et Jean Cathala
Éditions du progrès, Moscou, p. 331