leur univers […] a été une seconde celui de la balle dans le canon du fusil

« Quand le souvenir me ramène — en soulevant pour un moment le voile de cauchemar qui monte pour moi du rougeoiement de ma patrie détruite — à cette veille où tant de choses ont tenu en suspens, la fascination s’exerce encore de l’étonnante, de l’enivrante vitesse mentale qui semblait à ce moment pour moi brûler les secondes et les minutes, et la conviction toujours singulière pour un moment m’est rendue que la grâce m’a été dispensée — ou plutôt sa caricature grimaçante — de pénétrer le secret des instants qui révèlent à eux-mêmes les grands inspirés. Encore aujourd’hui, lorsque je cherche dans ma détestable histoire, à défaut d’une justification que tout me refuse, au moins un prétexte à ennoblir un malheur exemplaire, l’idée m’effleure parfois que l’histoire d’un peuple est jalonnée çà et là comme de pierres noires par quelques figures d’ombre, vouées à une exécration particulière moins pour un excès dans la perfidie ou la trahison que le recul du temps semble leur donner, au contraire, de se fondre jusqu’à faire corps avec le malheur public ou l’acte irréparable qu’ils ont , semble-t-il, au delà de ce qu’il est donné d’ordinaire à l’homme, dans l’imagination de tous entièrement et pleinement assumé. 
[…] 
Plus étroitement tissus à la substance même de tout un peuple que s’ils en étaient l’ombre portée, ils sont vraiment ses âmes damnées ; la terreur à demi religieuse qui les fait plus grands que nature tient à la révélation, dont ils sont le véhicule, qu’à chaque instant un condensateur peut intervenir à travers lequel des millions de désirs épars et inavoués s’objectivent monstrueusement en volonté. 
[…] 
leur univers […] a été une seconde celui de la balle dans le canon du fusil. »

Julien Gracq 

Le Rivage des Syrtes 

Librairie José Corti, 1951 

p. 199 du 34e tirage, 325e mille