L’abolition des octrois

Jaurès

La suppression complète des octrois, votée en février 1791, donna au peuple des grandes villes, et notamment au peuple de Paris qui avait tenté plus d’une fois de brûler les barrières, une vive joie. C’était une opération hardie. La Constituante abandonnait une recette annuelle de 170 millions d’impôts sur le sel, les boissons, le tabac, les octrois, et pourtant, sans la guerre, la Révolution aurait certainement assuré son budget avec les quatre contributions directes établies par elle. Au déficit créé par la prolongation de la crise révolutionnaire et par la crise nationale, les assignats pourvoiront : mais dès lors, à travers bien des résistances et malgré bien des retards, le système fiscal de la Constitution, fondé tout entier sur l’impôt direct, commence à fonctionner. C’est le 1er mai que le décret abolissant les octrois entre en application. Il y eut comme une grande et plantureuse fête populaire ; un coup de canon tiré à minuit apprit à Paris que désormais les entrées étaient libres : les convois de vivres, de vin, attendaient aux barrières, ils les franchirent au milieu des acclamations, et la foule improvisa, avec les tonneaux de vin et les quartiers de bœuf achetés à bon compte, de larges repas d’abondance. Les ouvriers criaient : Vive l’Assemblée nationale! et oubliant un moment les souffrances, les mécomptes, les défiances, ils s’abandonnaient à la joie. 

De longues files de bateaux surchargés apportaient aussi à Paris libéré l’abondance et le bien-être ; ils étaient couverts de feuillages, et ils abordaient aux quais pour distribuer au peuple la viande, le tabac, la bière et le vin. — Kermesse de la Révolution, disent les Goncourt, et nous accepterions de bon cœur ce mot plantureux qui ragaillardit des souvenirs de la grasse Hollande le Paris des pauvres gens souffreteux et maigres, si les Goncourt ne cherchaient point à donner à cette fête un air de grossièreté et presque de crapule. Pauvres anecdotiers de la Révolution, ils n’ont pas sympathisé un instant avec cette large allégresse des entrailles de tout un peuple qui espère enfin manger à son appétit et boire à sa soif ! L’Assemblée, en abolissant ainsi tous les impôts de consommation et en particulier les octrois, dont la charge était reportée sur la propriété, avait voulu assurer la Révolution, donner au peuple ouvrier une satisfaction positive. L’abolition des octrois, c’était, pour le peuple des villes, l’abolition de la dîme pour le peuple des campagnes ; et cela allait plus profondément, car la suppression de la dîme n’allégeait que le paysan propriétaire, elle ne touchait pas le manouvrier. Au contraire, l’abolition des octrois allégeait le fardeau des plus pauvres ouvriers et manouvriers des villes. Ce sont ces mesures hardies qui rendaient tout à coup à la grande Assemblée révolutionnaire son prestige des premiers jours et qui lui permettaient de fonder l’ordre nouveau. Même les lois de précaution ou de répression qu’elle promulguait, la loi des citoyens passifs, la loi martiale paraissaient moins égoïstes, quand la grande Assemblée avait su soudain, par un coup audacieux, émouvoir jusqu’au fond la sympathie populaire. Mais elle espérait en même temps que l’abolition des octrois, en aidant à l’aisance générale de la vie, aiderait à la prospérité des manufacturiers ; et nous allons voir, dès l’octroi supprimé, des industriels, des entrepreneurs refuser à leurs ouvriers toute augmentation de salaire, malgré l’abondance et le caractère lucratif des travaux, en alléguant que la suppression de l’octroi équivaut pour eux à une augmentation de salaire. 

Jean Jaurès 

Histoire socialiste de la Révolution Française 

Tome I (2) 

La Constituante, chapitre IX 

page 278 de l’édition 

Messidor (Éditions sociales)