
Près de la Concorde, l’avenue Gabriel veille sur les Champs-Élysées. Sur l’avenue, aux aguets, l’ambassade des États-Unis d’Amérique. Vous passez devant ; vous vous arrêtez pour faire une image.
Un gendarme vous fait signe : c’est interdit.
Cela suffit pour que se mette en route votre machine à délirer, à penser, à rêver, à… imaginer.
Images. Souvenirs. Interférences.
Un jour, par exemple, une conférence donnée par un professeur de droit international, « L’hégémonie américaine en question », définie, au passage, par cet aphorisme d’un dirigeant des États-Unis d’Amérique selon qui « le dollar est notre monnaie et c’est votre problème ».
En prenant la rue Boissy d’Anglas pour vous éloigner, vous méditez sur ce pays si étrange ; sur l’état du monde aussi. Il ne vous suffira pas de passer devant le Buddha Bar pour vous approcher de la sérénité.
Partout, toujours, les représentants de l’Empire se manifestent
Fin novembre 2010, cinq des quotidiens les plus réputés de la planète ont commencé à publier un ensemble d’un quart de million de câbles diplomatiques des États-Unis d’Amérique arrivés dans les serveurs d’un site australien, WikiLeaks.
Cette manne survenue par une sorte d’opération du Saint-Esprit est devenue un feuilleton sensationnel. Un de ces câbles, qui devait être couvert par un secret défense très absolu, nous apprend que, en 2009, les relations militaires entre les États-Unis et la Russie sont rendues difficiles « par le manque de transparence et de réciprocité des Russes ». Selon le rédacteur de cette dépêche, la hiérarchie militaire russe « n’a pas changé son mode opératoire en ce qui concerne l’échange d’informations ou le dialogue de base depuis la fin de la Guerre froide ».
La guerre froide n’est pas terminée : les chefs de l’armée russe n’ont aucune confiance dans ceux de l’armée américaine ! Le document qui révèle cette appréciation sidérante de nouveauté pour qui aime se faire peur n’est peut-être bien qu’une manœuvre de diplomate désireux de faire valoir l’importance de sa tâche et la méchanceté foncière de l’ennemi.
Cependant, un des avantages de cette affaire WikiLeaks est qu’elle remet à leur place les discours officiels, sirupeux à force de mensongers appels aux amitiés entre les États. C’est un rappel de la Real Politik, ce terme si efficace pour signifier que, pour les chefs d’État, ceux qui décident des alliances, des guerres et des lois qui régissent leurs pays, il n’existe de politique que réelle…
D’ailleurs, il n’est pas indispensable de disposer des secrets du Département d’État pour comprendre les buts de Washington. Henry Kissinger les exposait, ces buts constants, dès 1994 avec cette clarté péremptoire des autorités assises sur la puissance des armes et de l’économie : « Aucune nation n’a montré plus de pragmatisme dans la conduite ordinaire de sa diplomatie ni plus d’idéologie dans la poursuite de ses convictions morales historiques ». Et la rhétorique s’accompagne de manipulations, parfois extravagantes. Qui saura jamais les méandres par lesquels la masse des documents de WikiLeaks est advenue à la lumière ?
Depuis que les États existent et se font la guerre, les gouvernements jouent avec les indiscrétions. Qu’on se rappelle la dépêche d’Ems, qui fournit le prétexte de la guerre franco-allemande de 1870-1871. Une mise en pratique de la théorie toujours appliquée de Clausewitz : « La guerre est un tout organique dont les divers éléments sont inséparables et où toutes les actions isolées doivent concourir au même but et être dirigées par une même pensée qui ne peut être que politique […]. La politique, […] qui représente tous les intérêts de l’ensemble d’une société, se sert de la guerre comme d’un instrument qu’elle prend, qu’elle pose et qu’elle reprend ».
Guerre froide, guerre économique, diplomatie… quand la politique s’exerce à l’échelle mondiale, ces termes sont interchangeables, au gré des circonstances et des rapports de forces.
Le scandale WikiLeaks effraie surtout parce qu’il est un nouveau signe du déclin de l’hégémonie des États-Unis d’Amérique. C’est un peu le syndrome Watergate à l’occasion de la guerre du Viet-Nam. En fait, il s’agit moins d’un site internet exotique que des sommets d’un État incapable d’assurer la sécurité de ses agents à l’étranger, diplomatiques ou autres. Ou qui décide de réorienter leur action.
Pour Watergate, s’agissait-il d’un individu ou de fractions larges de l’appareil de la Maison Blanche ? Toujours est-il que deux quotidiens ont alors décidé de publier les informations sur la voie desquelles les menait leur source, le fameux Deep Throat dont on saura plus tard qu’il était un proche collaborateur de Nixon…
Aujourd’hui, un de ces quotidiens, le New York Times poursuit cette tradition, avec une différence : il explique avoir travaillé avec la Maison Blanche pour ne pas « compromettre la sécurité nationale ». Cependant, les documents de WikiLeaks ont toute chance d’être fiables. Pour tout dire, ils ne surprennent que les naïfs, mais comme la diplomatie des États-Unis d’Amérique intervient dans le monde entier, on aperçoit un paysage international où chaque nation affirme sa propre diplomatie, avec plus ou moins d’audace et de force, selon sa puissance économique et militaire. Et selon la volonté politique de ses dirigeants exprimant et organisant, pour chacune des nations, les intérêts des classes dominantes.
Ainsi apparaît au grand jour la réalité de la « communauté internationale ». C’est le nom donné à une construction idéologique qu’utilisent les gouvernements du monde entier pour faire croire aux peuples que eux, leurs dirigeants très responsables, maîtrisent tout. Ainsi, l’ONU, le FMI, l’OMC, l’UE et autres G8 seraient-ils des lieux de dialogue paisible où s’organise la paix mondiale, où s’évitent les guerres économiques et les guerres proprement dites. Où s’organise l’essor de la prospérité mondiale et le recul de la misère et de la faim sur tous les continents. Avec le succès que l’on sait.