
Semblablement, toutes les écritures ne sont pas aussi influentes que les caractères qui, par un dessin et une représentation déterminés, révèlent les choses mêmes ; ainsi de certains signes inclinés les uns vers les autres qui se regardent mutuellement, s’embrassent, et qui contraignent à l’amour ; d’autres au contraire opposés, dissociés, qui suscitent la haine et le divorce ; amputés, estropiés, rompus, qui appellent la ruine ; des nœuds pour former des liens, des caractères déliés pour les défaire. Ces caractères ne sont pas d’une forme précise et définie, mais n’importe qui, sous la dictée impérieuse de sa fureur, ou par la vivacité qu’il met à exécuter l’opération (à la mesure de son désir ou de son exécration), désigne ainsi un objet à soi-même et à la puissance divine : par de tels lacs et dans cet élan passionné, il met en branle de certaines forces qu’aucune éloquence, nulle harangue bien mûrie, nul discours bien écrit n’auraient pu mouvoir. Telles étaient les lettres, définies de manière plus adéquates chez les Égyptiens par le terme d’hiéroglyphes ou caractères sacrés, qui prenaient pour désigner des objets particuliers des figures empruntées à la nature ou aux parties des choses. De telles écritures, de tels langages, servaient aux Égyptiens à entrer en conversation avec les dieux pour l’accomplissement d’effets merveilleux. Après que les lettres eurent été inventées par Theuts (lui ou un autre), ces lettres que nous utilisons aujourd’hui dans un tout autre genre d’activité, il s’ensuivit une très grande déperdition pour la mémoire, la science divine et la magie. Aussi, c’est avec des images fabriquées aujourd’hui à l’imitation de celles des Égyptiens, avec les caractères et les cérémonies qu’on a décrits, fondés sur des gestes et des rites précis, que les mages expliquent par certains signes ce qu’ils désignent de manière à se faire entendre : telle est la langue des dieux, qui toujours reste la même, alors que toutes les autres changent chaque jour des milliers de fois — comme reste toujours elle-même l’apparence de la nature. C’est pour cette raison que les dieux nous parlent au moyen de visions, de rêves que nous qualifions d’énigmes par manque d’habitude, par ignorance et obtuse faiblesse de nos facultés ; alors que ce sont là les paroles par excellence, et les confins mêmes de ce que l’on peut figurer. Mais de même que pareils propos se dérobent à notre saisie, nos paroles latines, grecques, italiennes se dérobent aussi à l’écoute et à l’intelligence des puissances divines, supérieures et éternelles, qui diffèrent de nous en espèce — au point qu’il est difficile d’avoir commerce avec elles, plus encore qu’entre aigles et hommes ! Et tout comme les hommes de tel pays ne peuvent avoir échange ni commerce sans communauté de langage avec des hommes d’un autre pays, si ce n’est par gestes, de la même manière avec un certain genre de divinités, nous ne pouvons avoir d’échange que par certains signes, sceaux, figures, caractères, gestes et autres rituels. Et un mage, surtout s’il pratique cette espèce particulière de magie qu’est la théurgie, pourra difficilement obtenir un résultat sans recourir largement aux paroles et aux écritures de cette sorte de magie.
Giordano Bruno
De la magie
p 28 de l’édition Allia (Paris – 2000)
Traduit par Danielle Sonnier et Boris Donné