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Je reconnais (non sans tristesse peut-être) que je suis un homme au cœur sec. Un adjectif a plus de valeur pour moi que des larmes sincères, venues de l’âme. Mon maître Vieira* […]
Mais il m’arrive aussi d’être différent, de connaître les larmes, les larmes brûlantes de ceux qui n’ont pas et n’ont jamais eu de mère ; et si mes yeux brûlent de ces larmes mortes, c’est au secret de mon cœur.
Je ne me souviens pas de ma mère. J’avais un an lorsqu’elle est morte**. Tout ce qu’il y a de dur et d’éparpillé dans ma sensibilité vient de cette absence de chaleur, et du regret inutile des baisers dont je n’ai pas le souvenir. Je suis quelqu’un de postiche. Je me suis toujours éveillé contre des poitrines étrangères, bercé là comme par erreur.
Ah ! C’est la nostalgie de cet autre que j’aurais pu être qui me désagrège et qui m’angoisse ! Quel autre serais-je aujourd’hui, si l’on m’avait donné cette tendresse qui vient du fond du ventre, et qui monte jusqu’aux baisers posés sur un petit visage ?
Peut-être ce regret poignant de ne pas avoir été un enfant [aimé] joue-t-il un grand rôle dans mon indifférence en matière de sentiments. Celle qui, dans mon enfance, m’a serré contre son visage ne pouvait me serrer contre son cœur. Celle qui aurait pu le faire était bien loin, dans un tombeau — celle qui m’aurait appartenu, si le Destin l’avait ainsi voulu.
On m’a raconté plus tard que ma mère était jolie, et on ajoute que, lorsqu’on me l’a dit, je n’ai rien répondu. J’étais déjà fin prêt, de corps et d’âme, déjà inapte à toutes les émotions, et leur expression n’était pas encore chez moi le signe avant-coureur d’autres pages, difficiles à imaginer.
Mon père, qui vivait au loin, se tua lorsque j’avais trois ans, et je ne l’ai jamais connu***. Je ne sais toujours pas pourquoi il vivait loin de nous, et ne me suis jamais soucié de le savoir. Ce dont je me souviens, à l’annonce de sa mort, c’est de l’atmosphère grave qui régna lors des premiers repas qui suivirent. On me jetait un regard de temps à autre, je me le rappelle fort bien. Je rendais ces regards à mon tour, comprenant stupidement. Puis je me remettais à manger en prenant soin de bien me tenir, car on continuait peut-être à me regarder, à mon insu.
Je suis toutes ces choses, bien malgré moi, dans le tréfonds obscur d’une sensibilité marquée par la fatalité.
Fernando Pessoa
Le livre de l’intranquillité
de Bernardo Soares
Édition intégrale
Titre original :
Livro do Desassossego
por Bernardo Soares»
Traduit du portugais par François Laye
Christian Bourgois éditeur
« Nouvelle édition revue, corrigée
et augmentée de nombreux inédits »
p. 60.
* Orateur jésuite et historien du XVIIᵉ siècle, célèbre pour l’opulence et le classicisme de son style.
** À la mort de sa mère, qu’il adorait, Fernando Pessoa avait en réalité trente-sept ans. Mais sa mère, devenue veuve, se remaria alors que Pessoa était tout enfant, ce qu’il assimila peut-être à une « mort » affective.
*** Passoa, en fait, avait cinq ans à la mort de son père, qui vivait à Lisbonne avec sa famille.
Ce texte « 30 » ne porte pas de date.
Le précédent a été composé le 25 décembre 1929.
Parmi les suivants, le premier à donner une date de composition, le « 36 », est du 5 février 1930.
Les signes […] indiquent une lacune dans le texte.
Les mots également placés entre crochets ont été ajoutés par le traducteur pour une possible compréhension du texte.