
La nationalisme ontologique, ou l’allemand plus grec que le grec
L’autre scénario catastrophe est d’emblée philosophique, et nous concerne particulièrement, nous Français qui avons travaillé l’histoire de la philosophie avec les outils d’un Heidegger relocalisé, voire relooké, dans nos classes préparatoires, en prise avec les moins nazis et les plus audacieux des interlocuteurs, de Char à Lacan. C’est un travers, non plus analytique mais herméneutique et continental, dont le point de départ moderne, lié à l’encombrant problème du « génie » des langues, est le romantisme allemand. Il y a des langues « meilleures » que d’autres, car plus philosophiques, mieux en prise sur l’être et le dire de l’être, et il faut prendre soin de ces langues supérieures comme on prend soin de races supérieures. J’en reviens toujours à cette phrase de Heidegger, qui rend cela lisible de manière caricaturale :
« La langue grecque est philosophique, autrement dit […] elle n’a pas été investie par de la terminologie philosophique mais philosophait elle-même déjà en tant que langue et que configuration de langue [Sprachgestaltung]. Et autant vaut de toute langue authentique, naturellement à des degrés divers. Ce degré se mesure à la profondeur et à la puissance de l’existence d’un peuple et d’une race qui parle la langue et existe en elle [Der Grad bemisst sich nach der Tiefe und Gewalt der Existenz des Volkes und Stammes, der die Sprache spricht und in ihr existiert]. Ce caractère de profondeur et de créativité philosophique de la langue grecque, nous ne le retrouvons que dans notre langue allemande. »
[Note en bas de la page : Martin Heidegger, De l’essence de la liberté humaine, p. 57 s. Une note à la fin de la phrase indique : “Cf. maître Eckart et Hegel.”]
Le grec donc, et l’allemand, plus grec que le grec.
Je propose de désigner ce second scénario catastrophe par « nationalisme ontologique », en reprenant le diagnostic de Jean-Pierre Lefebvre dont je partage jusqu’aux virgules :
« Ce qui commence avec Fichte, parallèlement à un mouvement culturel où la poésie et la politique jouent un rôle majeur, c’est une réappropriation délibérée par la pensée allemande de son mode d’expression dans ce qu’il a de plus spécifique, original et irréductible. L’intraductibilité devient à la limite le critère du vrai, et ce nationalisme ontologique, confronté à l’ébahissement qu’il déclenche outre-Rhin plus que partout ailleurs, culminera chez Heidegger, qui n’en demeure pas moins l’un des plus grands philosophes de son siècle. »
[Note en bas de la page : Jean-Pierre Lefebvre, “Philosophie et philologie : les traductions des philosophes allemands”, dans Encyclopaedia universalis, Symposium, Les Enjeux, 1, 1990, p. 170.]
Tout le travail du Dictionnaire va contre cette tendance à sacraliser l’ « Intraduisible » (c’est à nouveau la majuscule qui convient), travers symétrique du mépris universaliste. Mais si cette tendance insiste, c’est que, d’une part, le grec et l’allemand sont deux idiomes gros d’œuvres philosophiques déterminantes pour la philosophie et son histoire ; et que, d’autre part, Heidegger est le contemporain qui nous a appris ou ré-appris à quel point comptent et parler et traduire : « parler la langue est tout à fait différent de : utiliser une langue »* et traduire est un « déploiement de sa propre langue à l’aide de l’explication avec la langue étrangère »**.
[Le Dictionnaire dont il est question ici est le Vocabulaire européen des philosophies, dont le sous-titre est : Dictionnaire des intraduisibles. Il a été réalisé sous la direction de Barbara Cassin et publié à Paris, par Le Seuil/Le Robert, en 2004.]
* [Note en bas de la page : Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, tr. A. Becker et G. Granel, Paris, PUF, 1967, p. 88.]
** [Note en bas de la page : Martin Heidegger, Hölderlins “Andenken”, Gesamtausgabe 53, p. 79-80.]
Nous échappons manifestement à la philosophie analytique dès que nous soutenons que nos entrées sont des mots, des mots en langues, et non des concepts : l’intraduisible ne se réduit pas à de l’opacité contextuelle. Et nous échappons manifestement à la hiérarchie ontologique des langues dès que retraduisons l’intraduisible au lieu de le sacraliser : ce n’est pas cette intraductabilité-là qu’il nous faut. Nous préférons partir des quiproquos d’aujourd’hui via la diversité hétérogène des découpages qui interdisent de s’entendre, comme par exemple entre les vocabulaires juridiques de la common lawet du droit romain, avec « droit/loi » et « right/law »qui sont en discordance faussement amicale, plus géographique et conjoncturelle qu’historiale. Tout-à-l’anglais et hiérarchie des langues sont deux modalités de l’articulation de l’un et du multiple aussi dommageables l’une que l’autre à une Europe, voire à un monde, habitables. »
Barbara Cassin
Éloge de la traduction – Compliquer l’universel
Fayard 2016 –
pp.60 à 63