
Un soir, Mme la princesse de Cadignan avait chez elle la marquise d’Espard, et de Marsay, le président du Conseil. Elle vit ce soir-là cet ancien amant pour la dernière fois ; car il mourut l’année suivante. Rastignac, sous-secrétaire d’État attaché au ministère de Marsay, deux ambassadeurs, deux orateurs célèbres, restés a la Chambre des Pairs, les vieux ducs de Lenoncourt et de Navarreins, le comte de Vandenesse et sa jeune femme, d’Arthez s’y trouvaient et formaient un cercle assez bizarre dont la composition s’expliquera facilement : il s’agissait d’obtenir du premier ministre un laissez-passer pour le prince de Cadignan. De Marsay, qui ne voulait pas prendre sur lui cette responsabilité, venait dire à la princesse que l’affaire était entre bonnes mains. Un vieil homme politique devait leur apporter une solution pendant la soirée. On annonça la marquise et Mlle de Cinq-Cygne. Laurence, dont les principes étaient intraitables, fut non pas surprise, mais choquée, de voir les représentants les plus illustres de la légitimité, dans l’une et l’autre Chambre, causant avec le premier ministre de celui qu’elle n’appelait jamais que monseigneur le duc d’Orléans, l’écoutant et riant avec lui. De Marsay, comme les lampes près de s’éteindre, brillait d’un dernier éclat. Il oubliait là, volontiers, les soucis de la politique. La marquise de Cinq-Cygne accepta de Marsay, comme on dit que la Cour d’Autriche acceptait alors M. de Saint-Aulaire : l’homme du monde fit passer le ministre. Mais elle se dressa comme si son siège eût été de fer rougi, quand elle entendit annoncer M. le comte de Gondreville. “Adieu, madame”, dit-elle à la princesse d’un ton sec. Elle sortit avec Berthe en calculant la direction de ses pas de manière à ne pas rencontrer cet homme fatal. “Vous avez peut-être fait manquer le mariage de Georges”, dit à voix basse la princesse à de Marsay. L’ancien clerc venu d’Arcis, l’ancien représentant du peuple, l’ancien Thermidorien, l’ancien tribun, l’ancien conseiller d’État, l’ancien comte de l’Empire et sénateur, l’ancien pair de Louis XVIII, le nouveau pair de juillet fit une révérence servile à la belle princesse de Cadignan. “Ne tremblez plus, belle dame, nous ne faisons pas la guerre aux princes”, dit-il en s’asseyant auprès d’elle. Malin avait eu l’estime de Louis XVIII, à qui sa vieille expérience ne fut pas inutile. Il avait aidé beaucoup à renverser Decazes, et conseillé fortement le ministère Villèle. Reçu froidement par Charles X, il avait épousé les rancunes de Talleyrand. Il était alors en grande faveur sous le douzième gouvernement qu’il a l’avantage de servir depuis 1789, et qu’il desservira sans doute ; mais depuis quinze mois, il avait rompu l’amitié qui, pendant trente-six ans, l’avait uni au plus célèbre de nos diplomates. Ce fut dans cette soirée qu’en parlant de ce grand diplomate il dit ce mot : “Savez-vous la raison de son hostilité contre le duc de Bordeaux ?.. le Prétendant est trop jeune…” “Vous donnez là, lui répondit Rastignac, un singulier conseil aux jeunes gens.” De Marsay, devenu très songeur depuis le mot de la princesse, ne releva pas ces plaisanteries ; il regardait sournoisement GondrevilIe, et attendait évidemment pour parler que le vieillard, qui se couchait de bonne heure, fût parti. Tous ceux qui étaient là, témoins de la sortie de Mme de Cinq-Cygne, dont les raisons étaient connues, imitèrent le silence de de Marsay. Gondreville, qui n’avait pas reconnu la marquise, ignorait les motifs de cette réserve générale ; mais l’habitude des affaires, les mœurs politiques lui avaient donné du tact, il était homme d’esprit d’ailleurs, il crut que sa présence gênait, il partit. De Marsay, debout à la cheminée, contempla, de façon à laisser deviner de graves pensées, ce vieillard de soixante-dix ans qui s’en allait lentement.
Balzac
Une ténébreuse affaire
Page 235 du volume du Livre de Poche
imprimé en 1965