Comme un collégien

Vous passez par la rue Saint-Jacques et vous sentez peser sur vous le regard de Guillaume Budé. Le monde des érudits vous appelle et, sur votre chemin des écoliers, vous faites un détour en entrant dans le Collège de France.

Guillaume Budé, Collège de France, février 2015
Mosaïque
Collège de France, février 2015

Michel Zink, qui est le secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et Belles Lettres, professe ici. Il donne ce jour-là une conférence : « Parler aux “simples gens”. Un art littéraire médiéval ». Il explique comment un prédicateur du XIIIᵉ siècle savait utiliser les histoires qui se racontaient dans les tavernes, dans les cafés du commerce de l’époque, pour capter l’attention de son auditoire et essayer mener ses ouailles là où il pensait qu’elles devaient aller.

Zink évoque Maurice de Sully, évêque de Paris, bâtisseur de Notre Dame à la fin du XIIᵉ siècle. 
Pour faire comprendre le texte latin de la lecture du jour du texte sacré, ce hiérarque sermonne en appliquant les règles de l’exégèse. Il s’agit de dégager les quatre sens de l’Écriture : le sens littéral ou historique ; le sens allégorique ou spirituel ; le sens tropologique ou moral ; le sens analogique ou eschatologique.

Mais, après la lecture du texte latin, que l’auditoire ne comprend pas, l’évêque ne se contente pas de traduire. Il commente et illustre. Ainsi, pour un sermon du jour de Pâques, recommande-t-il à la fin aux fidèles de ne pas trop boire ou trop manger, bien que ce jour soit celui de la plus grande fête de la chrétienté, pour être digne d’avoir reçu le corps du Christ.

« Or commandons nos de par Deu a vos tos qui çaiens devés acumeniier, que quant vendra après la messe, que vous vegniés si saintement que li uns ne face presse a l’autre, e que vos ne vegniés li uns l’autre botant, ne riant, ne gabant, ne fole parole disant, mais saintement et honoreement et humelement, si com il covient a si digne cose recevoir com est li cors Nostre Segnor par cui devons estre sauf. Gardés vos enfans e vos maisnies de trop mangier et de trop boire, que a vos ne a els n’aviengne cose qui soit peciés. Si vos icés coses volés garder e maintenir que jo vos ai dites, si avrés la vie pardurable e Nostre Sire vos ressuscitera au jor del juise e vos métra en sa gloire, quod nobis prestare… »

Traduction de Michel Zink :

« Or commandons-nous de par Dieu à vous tous qui ici devez communier que, quand la messe sera finie, que vous vous en alliez si saintement que l’un ne fasse presse à l’autre, ne bouscule pas l’autre et que vous n’arriviez pas en vous poussant l’un l’autre ni en riant ni en plaisantant, ni en disant de folles paroles, mais saintement et de façon qui honore Dieu et humblement comme il convient à une chose aussi digne que de recevoir le corps de Notre Seigneur, par lequel nous devons être sauvés. Prenez garde à ce que vos enfants et votre maisonnée ne mangent pas trop et ne boive pas trop pour que vous ne tombiez pas dans le péché. Si vous voulez bien veiller à cela et bien vous en tenir à ce que je vous ai dit, vous aurez la vie éternelle et Notre Seigneur vous ressuscitera au jour du jugement et vous mettra dans sa gloire, quod nobis prestare… in sæcula sæculorum, amen. »

Copié et recopié si souvent, voilà donc comme apparaît ce sermon, en notes hétérographes. Effet magique de mots que l’on reconnaît à peine en 2015 mais en quoi l’on devine des sens multiples, inconnus peut-être des prêtres qui les ont prononcés et de leurs auditeurs. Tous étaient rendus plus ou moins attentifs à la liturgie, plus ou moins préoccupés de la fête à venir, des viandes riches à savourer, des vins capiteux à boire et à reboire encore, des femmes à admirer, à courtiser ou à culbuter, à la sortie de la messe.

Parler aux « simple gens », pour les gens compliqués, cela veut d’abord dire qu’on ne se considère pas comme compliqué mais comme membre de l’élite. 

Mais cela veut dire aussi, pour ceux qui accomplissent cette tâche avec sérieux, qu’ils doivent connaître ce peuple qu’ils méprisent peut-être mais qui est en face d’eux, parfois redoutable. Il faut savoir ce qui l’intéresse, quels sont ses conversations, ses chansons et ses rêves. 

Ainsi le sermonneur connaît-il cette histoire qui faire rire dans les tavernes, dans les ateliers, aux champs et sur les chemins. Michel Zink la raconte. C’est un saint ermite que le diable désespère de lui faire enfin commettre un péché. Agacé, le diable va trouver Dieu et lui dit : Quand même, permets-moi de lui faire commettre un péché. Il embête tellement Dieu que Dieu, qui a confiance dans l’ermite, lui dit : Bon, ben tu peux lui faire commettre un péché mais un seul, et il aura le choix de son péché. Alors le diable va trouver l’ermite et lui dit : Voilà, j’ai le droit de te faire commettre un péché. Mais il faut que je te donne le choix. Alors, qu’est-ce que tu préfères ? Coucher avec une femme, tuer un homme ou t’enivrer ? Alors l’ermite lui dit : Ben je veux m’enivrer. Mais une fois qu’il est ivre, naturellement, il couche avec une femme et il tue un homme.

janvier 1948 – février 2015 – mars 2019 – juillet 2022