
Fred Zeller
Trois points c’est tout
p. 122
Robert Laffont, 1976
« […]
Un matin, le courrier apporta des tracts et un bulletin intérieur des B.L. français. À leur lecture, Trotsky montra de l’impatience, de l’agacement. Armé d’un crayon rouge, il biffait ou soulignait sans arrêt, avant de lancer brusquement :
— Vos publications ronéotypées sont très mauvaises. C’est très désagréable à lire. Comme vos journaux, du reste. Avec les machines modernes, je me demande comment vous faites pour sortir des tracts qui sont peut-être bons politiquement mais illisibles. Adressez-vous donc à des spécialistes. Je vous assure que l’ouvrier ne fera pas l’effort de lire un tract mal imprimé.
« Je me souviens de mes premières proclamations dans notre cercle d’Odessa. Je les calligraphiais à l’encre violette en caractères d’imprimerie. Elles étaient ensuite appliquées sur une feuille de gélatine et tirées à plusieurs dizaines d’exemplaires. Nous usions de moyens primitifs, mais nos tracts étaient très lisibles… et ils ont fait leur chemin !
Ses reproches les plus durs visaient nos journaux :
— Un journal révolutionnaire s’adresse d’abord et avant tout à des ouvriers. Votre façon de concevoir et de rédiger la Vérité(c’était alors l’organe des bolcheviks-léninistes) en fait davantage un organe théorique qu’un journal. Il intéresse l’intellectuel, mais pas le travailleur. En revanche, vous avez sorti de bons numéros de Révolution.
« Mais ce qui est inadmissible et scandaleux, c’est de publier des journaux avec autant de “coquilles” et de “mastics”, qui laissent une impression de laisser-aller intolérable et criminel.
« Le journal, c’est le visage du parti. C’est au journal que, dans une large mesure, le travailleur jugera le parti. Ceux à qui il s’adresse ne sont pas forcément vos camarades ou des sympathisants. Vous ne devez rebuter personne par un verbiage trop savant. Votre lecteur occasionnel ne doit pas penser : “Ces gens sont trop forts pour moi”, car il ne vous achèterait plus jamais.
« Que votre journal soit donc bien présenté, simple et clair, avec des mots d’ordre toujours compréhensibles. L’ouvrier n’a pas le temps de lire de longs articles théoriques. Il lui faut des informations courtes, rédigées dans un style châtié. Lénine disait : “Il faut écrire avec son cœur pour avoir un bon journal”.
« Cessez donc de penser que vous écrivez pour vous ou pour vos militants. Il existe pour cela des revues théoriques et des bulletins intérieurs. Le journal du travailleur doit être vivant et drôle. Le travailleur adore qu’on ridiculise et qu’on démasque, preuve à l’appui, les puissants de ce monde.
« Obligez aussi les camarades ouvriers de votre organisation à écrire dans le journal. Aidez-les amicalement. Vous verrez que, bien souvent, l’article simple et court d’un travailleur, sur un fait précis d’exploitation capitaliste, est très supérieur à l’article qui se veut savant et doctoral. Prenez par exemple les articles de Lénine dans la Pravda. Ils sont simples, vivants et lisibles, aussi bien pour l’ouvrier de Poutiloff que pour l’étudiant de l’université.
[…] »
La scène se passe en 1935 et en Norvège.
B.L. : Bolcheviks-Léninistes. C’est le nom que portait l’organisations qui se réclamait de la Quatrième Internationale.