
C’était le 16 juin 2010, deux ans avant la disparition de Maurice Nadeau. Au 135 de la rue Saint-Martin, au deuxième étage, au siège de La Quinzaine littéraire. Quelques pièces d’un appartement dont les fenêtres donnent sur le centre Pompidou. Odeur de papier, couloirs encombrés de livres et de journaux.

Maurice Nadeau, au téléphone. Derrière lui, accrochés au mur à la va-vite, des papiers où sont des reproductions de portraits comme celui de Baudelaire par Nadar, affichés sans souci de paraître, mais comme des aide-mémoire. Il parle manuscrit avec un auteur, installé à une grande table où deux autres personnes sont occupées à lire, silencieux. Dans une autre pièce, minuscule et où les paquets de livres tiennent une bonne partie de l’espace, l’éditeur parle. 99 ans, militant, découvreur d’écrivains inconnus qui sont aujourd’hui les gloires de la littérature mondiale, sa voix est claire, son propos pas moins.

« J’enlève mes lunettes pour vous voir mieux… Opération de la cataracte. Alors il a fallu que je change toutes les lunettes. J’avais des verres progressifs. Maintenant, j’ai des lunettes pour voir de loin, des lunettes pour voir de près. Enfin. Bon. Passons… Les aléas de la vie… Je tiens encore debout. Je marche, un peu plus difficilement. Les genoux, bien sûr. Enfin, à part ça, je viens de fêter mes — fêter… je les ai pas fêtés, d’ailleurs… J’ai passé outre. 99 —. Je rentre dans ma centième année. Vous vous rendez compte !
Partout en France, il n’était question que de l’anniversaire de l’appel du 18 juin… Surtout dans les cercles où se perd l’esprit de résistance.
C’est la parole qui triomphe. C’est la parole, en politique comme partout. On parle et on croit qu’on fait. Ça remplace peut-être les faits. On n’en sait rien. Alors, on dit beaucoup de choses et on célèbre beaucoup d’anniversaires et on a l’impression de se sentir mieux. Finalement, c’est une recette de santé, quoi. Sans se faire trop d’illusions… On sait qu’on se trompe et qu’on se laisse tromper et qu’on se trompe soi-même.
J’ai milité pendant très longtemps pour une société meilleure. J’ai été obligé de me convaincre que je m’étais fourré le doigt dans l’œil, puisque tout ça, maintenant, fait partie d’utopies, des choses qu’on rejette dans le passé. Ce que je vois, c’est ce qu’on voit à toutes les époques, même quand on regarde dans le passé, on voit toujours qu’il y a quelque chose qui va finir. Quelque chose va venir, mais on ne sait pas trop quoi. Seulement, alors, il y a cinquante ans, enfin au moins quarante ans, tant que je militais, j’avais l’impression que ce qui allait venir serait meilleur que ce qui était. Maintenant, j’ai pas l’impression, parce que je ne sais pas du tout ce qui va venir.
Il y a une chose qui change pas, c’est qu’il faut lutter, il faut combattre. C’est une philosophie de la vie que j’ai eue très tôt, parce qu’il fallait se débrouiller, étant donné que j’étais “de petite extrace”. On faisait des cadeaux, mais il fallait les mériter. J’étais pupille de la nation, mais il fallait que je donne des preuves.
À ce compte-là, la Troisième République, quand même, avait cet avantage d’aider les basses classes à se hausser un petit peu. Elle prenait les individus qui travaillaient bien à l’école… Alors, moi, me disait mon instituteur, il faut continuer. Après, tu iras jusque là, mais pas plus haut, hein ? Alors, tu iras à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, mais tu n’iras pas à celle d’Ulm, parce que tu n’as jamais été au lycée, tu ne connais pas le grec ni le latin. Tu es juste bon pour enseigner les instituteurs, tu seras professeur d’École normale.
Au moment où j’ai été nommé, j’ai viré vers le journalisme. En 45, je reçois ma nomination comme professeur à l’École normale de Melun et en même temps, avec un ami de la Résistance, j’avais trouvé Pascal Pia, directeur de Combat et… Je venais de publier un livre, c’est vrai, Histoire du surréalisme, et il voulait m’en parler. Mon copain, qui travaillait déjà à Combat, qui était reporter, dit : viens voir Pia, il veut te parler. Il croyait que je venais chercher du boulot. Je ne venais pas chercher du boulot, mais, à ce moment-là, en 45, les collabos déménageaient et il y avait un renouvellement des équipes et des jeunes venaient… Il a cru que… Alors, il me dit : à demain. Donc je reviens le lendemain.
Combat était une petite feuille comme ça… et il me met aux dépêches. Il me met au boulot. Ensuite, comme j’avais des lumières un peu sur les lettres, il me dit : bon, tu rendras compte des livres. C’est comme ça qu’on devient critique littéraire, éditeur, etc. et voilà. »
La littérature, donc
Voilà, c’est comme ça que la littérature est entrée dans la vie de Maurice Nadeau et comment, par conséquence en somme, elle est entrée dans la vie de bien de ses lecteurs. Il a tant écrit, dans tant de journaux, il a tant publié de livres, il en a tant chroniqué et critiqué.
« J’ai jamais pris ça pour un divertissement. J’ai pris ça comme une façon, quand j’étais plus jeune, de se cultiver, d’apprendre, de se mettre au contact de gens qui étaient plus avertis que moi, plus savants, qui allaient m’apprendre des choses. Le premier moteur de lire, c’est ça : on va apprendre des choses, on va grandir… On va grandir. Ensuite, le plaisir qu’on prend à lire, c’est autre chose, et les autres satisfactions, intellectuelles… Esthétiques, ça vient plus tard. C’est-à-dire qu’il y a un apprentissage, comme en tout, quoi.
Maintenant, que c’était un combat, aussi, la littérature, ça, j’ai toujours pensé. Montesquieu, Voltaire, Diderot, etc. Ce sont des gens qui écrivaient, mais enfin qui avaient des choses dans la tête pour apprendre aux autres. C’était l’époque où, jeune, je lisais Marx. Je me suis procuré les œuvres complètes aux éditions Costes, à tant par mois. Je me suis pas tout appuyé. J’ai pas tout compris, notamment le Capital. Il a fallu que je m’y reprenne à plus d’une fois. Mais enfin en même temps, je militais, ce qui était une façon d’apprendre, aussi, la vie.
La vie, je la connaissais par mon enfance, par ma jeunesse. Ma mère, veuve, bonne à tout faire, obligée d’élever ses enfants, etc. J’avais d’un côté la vie, et puis, de l’autre côté, j’avais… Lire était aussi une façon de vivre. Je me sentais pas différent de mes petits copains, mais je me disais : bon, quand même, enfin, qu’est-ce qu’ils vont devenir ? Paysans, agriculteurs, c’était comme ça, petits employés… Moi, peut-être que je peux, je sais pas, je peux peut-être… Ma mère, elle disait : si… – elle était illettrée – si tu devenais instituteur ! Tu te rends compte ? Et quand je suis devenu instituteur, elle était ravie, enfin, ses vœux étaient comblés. Mais, moi, on me disait : tu peux aller plus loin. Tu peux aller plus loin. C’est comme ça que… J’ai abordé la littérature… »
En partant à l’abordage de la littérature, il trouve le surréalisme dont il écrit une histoire. Et même L’ « Histoire » !
L’Histoire du surréalisme
« Je l’avais écrit [l’Histoire du surréalisme] pendant l’Occupation, entre mes périodes de résistance, c’est-à-dire de fuite, au fond, de cache en cache, avec le copains qui étaient arrêtés les uns après les autres. La littérature… c’était quand même une façon de vivre, aussi, de lire. Comme écrire. Comme la littérature en général était une façon de vivre et peut-être plus vraie, plus… pas plus directe, mais enfin plus réfléchie de… que de passer les jours en attendant que les jours se succèdent »
Militant, résistant
« J’ai travaillé d’abord avec Sartre. Quand il est revenu des camps, il m’a demandé de travailler avec lui… Un groupe de résistance. Ça s’appelait Socialisme et Liberté… Enfin, je sais plus comment ça s’appelait. Ça n’a pas duré longtemps, parce que les arrestations sont venues et il s’est retiré. Il s’est retiré et il m’a laissé tomber un peu. Mais moi, j’étais déjà un militant. Ça faisait quinze ans que je militais dans l’opposition trotskyste.
Alors ça, c’est aussi autre chose. J’avais été au Parti, dans les Jeunesses, quand j’étais à Saint-Cloud. J’étais un propagandiste… À la cellule du Parti dans l’École, à la cellule de Saint-Cloud, qui comprenait les ouvriers du matériel téléphonique de Boulogne plus des immigrés. Il y a un Hongrois, qui m’avait beaucoup impressionné. Puis je me suis aperçu que, bon… C’était pourtant une cellule qui marchait bien. Je suis allé en Allemagne, en 32, 33, au moment des élections, où Hitler commençait déjà à percer. Il avait déjà gagné la majorité aux élections. Et quand je suis revenu, j’étais un peu désabusé, parce que j’avais essayé de toucher les communistes allemands et je me suis aperçu qu’ils n’existaient plus guère. J’avais fait “ Rote Front ” [Front rouge], le long du Neckar, en voyant passer une petite barque avec un drapeau rouge. On m’a même pas répondu. Enfin, ils se tenaient cois. Et tout ça à cause des directives de Staline comme quoi les nazis passeraient… que les socialistes étaient des “social-traîtres” et je ne sais quoi… Enfin bref, les communistes se sont trouvés isolés. Et je suis revenu à Paris, enfin à Saint-Cloud, en leur disant : “chers camarades, je sais pas si Staline est… mais ça va pas du tout de ce côté-là”. On a délégué plusieurs semaines après le chef de rayon, qui m’a dit : “Non, non, camarade, il faut pas raconter d’histoires comme ça. Staline a raison”.
C’est à ce moment-là que j’ai regardé d’un autre côté et que je me suis aperçu qu’existait, par un journal qui s’appelait La Vérité, qu’existait une opposition à Staline. Je le savais vaguement, mais je découvre Trotsky. Je vais à la librairie de L’Humanité, et je vois dans un coin, c’était en 32, 33, je vois dans un coin des ouvrages de Trotsky. Celui qui tenait la librairie de L’Humanité était Paul Nizan, à l’époque. Je prends les œuvres de Trotsky, 1905, tout ça, et je lui règle, c’est lui qui tenait la caisse et il fait semblant de rien voir. Évidemment, Trotsky avait déjà exilé, en 29. Donc j’étais ensuite un militant trotskyste, ami de Pierre Naville. J’aidais Naville à faire le journal. »
« Alors j’ai travaillé comme éditeur »
« Pour moi, c’est très difficile, parce que je n’ai pas d’argent. C’est quand même ça le nerf de la guerre. Il faut beaucoup d’argent. Alors j’ai travaillé comme éditeur chez plusieurs éditeurs, comme directeur littéraire. Chez Corrêa… Ça s’appelait Corrêa, qui est aujourd’hui Buchet-Chastel, ensuite chez Julliard, ensuite chez Denoël, ensuite chez Robert Laffont. Enfin, vous voyez, j’ai fait pas mal de maisons…
J’étais aussi membre de jurys. J’étais membre du jury Renaudot pendant vingt-cinq ans. Les éditeurs croyaient pouvoir compter sur moi, alors que j’ai jamais voté pour un des livres, naturellement, de la maison où j’étais employé.
À la fin du compte, à l’âge où on m’a mis à la retraite, j’ai encore fait des co-éditions. Des co-éditions avec des gens qui ont disparu. Et je me suis dit : pourquoi je vais pas essayer moi-même… ? Mais j’avais pas d’argent. Alors, je marche, depuis 76, je marche sur un pied. Parfois une aide… J’ai eu longtemps l’aide d’Anne Sarraute, qui est morte il y a deux ans, qui m’aidait, sans se payer de salaire. On arrivait à publier des livres. Donc c’est pas un métier facile, dans ma situation. J’y trouve un profit intellectuel, au moins, et le plaisir d’entendre dire que j’ai découvert un certain nombre de gens importants…
C’est arrivé avec Miller, que j’ai pas découvert moi-même, parce qu’il avait été découvert avant-guerre par Obelisk Press… [En France], c’est moi qui l’ai édité. J’ai édité toutes ses œuvres. Étant à Combat, j’ai pris sa défense. Il était taxé de pornographie, interdit dans son pays. Et en France, il était assez mal vu. Avec du succès, mais mal vu sur le plan de l’esthétique, de la morale…
Pour moi, c’est une question d’écriture, de savoir si ça me touche ou si ça ne me touche pas. Je pourrais pas dire rationnellement : c’est bien fait, c’est mal fait, il y a une bonne structure, il y a… C’est pas ça qui m’importe. C’est de sentir à l’intérieur, de sous les mots, quelque chose qui vit, qui existe et qui veut parler. Qui veut parler, avec les moyens que nous avons de parler. Par exemple les gens d’Europe orientale qu’on n’avait pas l’habitude de lire. Gombrowicz, par exemple, je suis revenu à la charge… J’en ai découvert bien d’autres. J’ai publié Sciascia, j’ai publié, à part Miller, etc. Lawrence Durell, qui était un ami de Miller. Enfin, j’ai publié… Et puis j’ai publié des Français aussi.
J’ai publié Georges Perec. Ça a été quand même une découverte pour moi et ça a été une découverte pour tout le monde. Il était seul. Il avait commencé par me donner des notes sur le cinéma, pour la revue que je dirigeais, qui s’appelait Les Lettres Nouvelles, que j’ai dirigée quand même pendant vingt-quatre ans. Il a fait son service militaire. Il m’écrivait. Il était parachutiste à Pau. Quand il est rentré, il m’a donné Les Choses. J’ai dit : Bon, c’est très bien, c’est quelque chose de neuf, il y a quelque chose, là, mais enfin… Ta troisième partie sent un peu le Flaubert. Tu as lu ça de très près… mais enfin un peu trop près. Il l’a reconnu. Il est revenu trois mois plus tard et j’ai dit : ça va, je le prends. Il se trouve que, paf ! le premier livre qu’il publie, il a le Renaudot ! Ça fait deux cent mille exemplaires tout de suite. Et c’est le moment où Julliard me dit : maintenant vous avez perdu assez d’argent, alors que je venais d’en rapporter. Mais il est vrai qu’en général je perdais de l’argent, avec tous les écrivains que j’ai publiés. C’est maintenant qu’ils en gagnent, avec le livre de poche… J’ai publié onze livres de Sciascia. Gombrowicz, j’en ai publié cinq ou six… C’était chez Denoël, ça. Parce que, quand Julliard m’a dit : ça va, Denoël a dit: venez voir chez moi. J’ai continué ma collection.
Il y en a que j’ai découverts, ça les a pas empêchés de devenir académiciens ! Mais enfin… Rinaldi, par exemple. Son premier livre… À ce moment-là, il faisait les chiens écrasés à Nice Matin. Mais ça, c’était autre chose… Il y avait son copain qui est aussi à l’Académie, maintenant. Obaldia. C’est pas moi qui l’ai découvert, mais enfin j’ai publié, préfacé… Il y a un certain nombre de gens comme ça.
J’ai fait toutes les tâches… De publier des livres, de parler des livres des autres, de faire un journal qui s’occupe de littérature, vous voyez. Je suis à la fois journaliste, critique littéraire, éditeur… Beaucoup trop de choses à la fois… On les fait mal parfois, mais c’est comme ça. Je veux dire que pour moi, il n’y a pas de rupture entre le fait d’éditer des livres, d’ailleurs, je me suis mis à en éditer parce que, un jour, Pia me dit : mais tu parles très bien des livres, pourquoi tu en éditerais pas toi-même ? Ah Bon… Ah… Tiens… Tiens, c’est une idée ! Ensuite, il y a les circonstances, le fait que je rencontre Henry Miller, qu’il fallait défendre à ce moment-là, qui me donne toute son œuvre à publier, à ce moment-là, chez Corréa. Ça s’appelait Corréa, Buchet-Chastel… C’est-à-dire que les choses se tiennent. C’est-à-dire que j’ai jamais compartimenté ma vie entre l’édition, entre le journalisme, entre la critique, etc. Vous voyez, c’est un peu un tort, mais aussi un peu ma façon de vivre. Ça se confond, finalement avec même la lecture quotidienne des livres et des journaux, des histoires comme ça. C’est-à-dire une façon de vivre qui est celle-là, bon, qu’est-ce que vous voulez ?
Ça reste une forme de militantisme, pour moi. Alors, le militantisme… Je l’ai pratiqué pendant, je vous dis, un certain nombre d’années. J’ai ensuite continué comme… au titre d’intellectuel, comme on dit, quand j’étais plus vraiment en train de courir les meetings ou de coller des affiches. C’est-à-dire par exemple le manifeste des cent-vingt-et-un, pour la guerre d’Algérie, c’est moi et quelques autres qui ont assumé. C’est moi qui ai été arrêté, c’est moi qui ai été inculpé, etc. Mais c’était en tant qu’intellectuel, à ce moment-là, c’était pas en tant que militant politique, mais c’était quand même de la politique. Ça fait un tout qu’on compartimente quand on en parle, mais en fait, c’est une attitude, une façon de vivre, finalement. Ça comprend aussi bien l’écriture que la critique des autres, que l’édition, que le journalisme.
« J’ai publié le premier livre de je ne sais combien de gens… »
« La question est simple : je suis restreint par les moyens. Quand j’étais directeur littéraire chez Julliard ou chez Denoël, je pouvais appuyer sur un bouton, avoir des représentants… Dire : ah, en Allemagne, il y a tel livre qui a… tel auteur qu’il faudrait… Bon, j’en ai raté, comme ça, à partir du moment où j’ai plus eu les moyens. Arno Schmidt, je suis arrivé à l’attraper comme ça… Mais j’avais déjà plus les moyens de régler les droits d’auteur, de fournir à l’auteur aussi des raisons de vivre. Parce que les auteurs que j’ai publiés… Pas mal, enfin, je publie le premier livre… J’ai publié le premier livre de Coetzee. J’ai publié le premier livre de je ne sais combien de gens… Après, ils vont ailleurs, parce qu’ils attendent… Les droits d’auteurs leur sont payés, mais ils attendent davantage. Ils attendent des mensualisations… Ils attendent…
Il faudrait… Il faudrait que je publie autre chose que ce que je publie. Parfois, ça a du succès, comme Houellebecq, par exemple. Mais, Houellebecq, dès qu’il voit qu’il a du succès, il passe ailleurs, parce que, bon… Et ensuite, il sait qu’il me ruine, parce qu’il faut que je paye les droits d’auteur de toutes les traductions à l’étranger. Il y a des tas de choses… Enfin, c’est pas une affaire, quoi.
C’est un métier comme ça, où on est toujours sur le qui-vive. Qu’est-ce qui va se passer ?… Un livre a du succès, on sait pas pourquoi… Pour moi, le succès, ça va jamais très loin. Les plus grands succès que j’ai eus, c’est ceux qui ont eu des prix. Rinaldi a eu le Femina, Perec a eu le Renaudot… Ce sont des succès qui permettent de publier les autres. Mais ça va aussi parce que j’étais chez des éditeurs qui avaient pignon sur rue. À partir du moment où on est seul, ça devient plus difficile. Il y a la banque, il y a la garantie…
« Il faut beaucoup publier pour qu’il y en ait un qui sorte »
J’ai eu des grands circuits, mais je les intéressais pas, parce que les livres que je publiais étaient trop difficiles, ils étaient pas de vente facile. Il fallait les laisser plus longtemps chez les libraires. Il y avait à peu près, à ce moment-là, trois cents libraires qui s’intéressaient à moi, sur plusieurs milliers. Maintenant, je sais plus combien il y en a… J’étais dans les trucs comme les distributeurs de Gallimard, de Laffont, de gens comme ça. Ben je suis un peu le boulet, le boulet qu’on traîne, parce que ça se vend pas, c’est difficile. Alors après, j’ai eu des gens qui se mettaient à faire les distributeurs et qui en avaient pas les moyens, qui faisaient faillite au bout d’un certain temps. Alors, je suis tombé, finalement, sur un, actuellement, qui s’occupe de moi et qui n’est pas non plus au meilleur de sa forme.
C’est-à-dire qu’on dépend de tas de facteurs, vous voyez bien… C’est toujours une question de moyens. J’ai eu une discussion avec Julliard, une fois, où il se plaignait d’avoir des difficultés. C’était un homme d’affaires. Il avait trois ou quatre banques et il se débrouillait très bien. Je lui ai dit un jour : mais pourquoi vous publiez huit romans par mois ? Qui ne se vendent pas. Il me dit : s’il y en a un qui se vend, il paie tous les autres. C’est-à-dire qu’il faut beaucoup publier pour qu’il y en ait un qui sorte. Et moi, je peux pas me permettre ça. Alors j’en publie dans l’année… sept ou huit, c’est tout ce que je peux faire. Le plus que j’ai tiré, c’est vingt-cinq mille, Janine Matillon. On a oublié… C’était arrivé à vingt cinq mille. Houellebecq, c’est à plus de trente mille. Mais ça suffit pas à payer les autres.
Je crois que les gens lisent de moins en moins… Et on publie de plus en plus. Il y a de plus en plus de livres. L’impression a beaucoup baissé ; c’est devenu moins cher. N’importe qui peut se faire imprimer. Ensuite, pour se faire distribuer, vendre, ça, c’est autre chose. Les futurs auteurs se font des illusions. Les éditeurs aussi, quand ils pensent que ça va marcher.
Les gens sont devant leur écran. Ils sont sur internet, ils sont ailleurs. Maintenant, il va y avoir des livres sur écran. On peut avoir toute une bibliothèque sur un petit espace…
Le genre de livre qu’on lira sur iPad, ce sont des livres pour tout le monde. Les livres un peu pointus, la recherche, ce qu’on appelait l’avant-garde autrefois, tout ça, c’est difficile à travers un truc grand public. Ça va pas ensemble, quoi. Regardez pour ce qui est de la recherche littéraire, par exemple. On a eu le nouveau roman, on a eu des histoires comme ça… c’était de l’imprimé. Maintenant, sur l’écran, ce sera impossible. Ce sera impossible, parce que ça touchera pas assez de gens pour devenir rentable.
Enfin je suis obligé de constater que je faisais des tirages, par exemple de cinq mille exemplaires pour un roman, chez Julliard ou chez Denoël. Maintenant, je fais autour de deux mille. Trois mille, si j’espère… si l’auteur a déjà un certain renom. Mais pour un débutant… Je le fais connaître par la Quinzaine, par les services de presse que j’envoie aux journaux. S’il y en a qui veulent bien en parler, alors ça va. Si ça tombe dans le silence, alors c’est foutu.
… Les journalistes, aussi, ça a changé. Il y a de plus en plus de journalistes à tout faire. Et puis il y a des journalistes… bon, qui apprennent leur métier, qui sont jeunes, qui sont pas au courant de tout. C’est difficile. Par exemple, je viens de publier un livre de Pierre Naville. Bon, ben j’ai trois lignes dans l’Observateur. Et c’est encore le seul journal qui en ait parlé. Et pourtant, c’est Naville… Ben Pierre Naville, ça dit rien à un jeune d’aujourd’hui. »
Viennent aussi dans la conversation des livres récemment publiés, comme celui de Bernard Ruhaut, « Salut à vous »
« C’est moi qui ai trouvé ce titre. Je me souviens… Je me souviens de mes jeunes années, quand on chantait en défilant au Mur des Fédérés. “Salut à vous ! Braves soldats du 17ᵉ. Vous auriez en tirant sur nous assassiné la République !” Oui, j’ai donné ce titre et il était d’accord. Et je l’ai édité, ce bouquin, bien qu’il ait déjà publié les deux premières parties ailleurs. Mais il m’avait donné un inédit, la troisième partie. J’ai dit : mais ça fait une vie, une vie ouvrière. Je voulais intituler ça comme ça, une vie ouvrière. Il a pas voulu. Non, il trouvait que c’était restreindre un peu trop. Le p’tit gars qui naît à Nanterre. Qui devient communiste, qui était communiste, syndicaliste, etc. Bon, pour moi, c’est tout un itinéraire, qui m’a plu beaucoup. J’ai dit : peut-être que ça rapportera rien, moi ça me plaît, je le publie. Il a une écriture, une écriture ferme. Il dit ce qu’il veut dire, il le dit bien. Ça m’a paru intéressant.
Ça, c’est une partie de ce que j’édite. Il y en a d’autres, où c’est peut-être un peu sophistiqué, au contraire. Dans ce qui risque de toucher… qui me touche moi. Alors je me dis : bon, je suis pas une exception, ça doit toucher d’autres gens que moi, quoi. »
Quant à l’avenir…
« Ça me paraît assez sombre, mais on peut se tromper. Il y a toujours des choses impromptues, ou des choses qu’on n’attendait pas et qui se manifestent. On a toujours prévu l’apocalypse depuis la Bible. Le monde va finir, etc. On a fait ça à toutes les époques, au Moyen-Âge, à la Renaissance, XVIIIᵉ siècle, toujours, le tremblement de terre de Lisbonne…
C’est quand même l’envers de ce qu’on appelle le progrès… Les idées de progrès sont répandues par ceux qui ont intérêt à les répandre : Consolez-vous, parce que, grâce au progrès, vous allez voir que ça va aller mieux. C’est l’histoire qu’on raconte depuis des siècles. Ça n’est pas tout à fait vrai. Il y a en effet une élévation du niveau de vie pour les basses classes, si on veut, mais il y a le fait qu’elles restent des basses classes, par rapport à ceux qui leur disent : confiance ! Il y a le progrès, ne vous en faites pas, tout va changer, tout va aller mieux. Alors que, en fait, s’il y a quelque progrès, il vient de la lutte de ceux qui sont en bas, en général.
Je crois aussi à ça. Sans quoi, je ferais pas ce que je fais. Je profiterais de ma retraite, je me serais retiré à la campagne, j’attendrais que ça vienne… Je m’ennuierais beaucoup. Non j’ai toujours l’impression que j’ai un petit rôle à jouer, et qui est celui-là…
Tout dépend de qui formule cette ambition de progrès. Parce que le progrès qu’on observe, le progrès technologique, … Il y a l’autre forme de progrès, qui est celui des classes exploitées qui essaient de vivre mieux, non pas parce qu’elles ont l’électricité, la télévision, etc. mais parce qu’elles travaillent moins, qu’elles ont davantage de loisirs, parce qu’elles peuvent se cultiver davantage. C’est ça que je vois comme progrès. Autrement, l’histoire qu’on va plus vite, qu’on fait deux cents à l’heure au lieu de cinquante, tout ça… ça n’a pas d’intérêt…
Il n’y a pas tellement de gens qui lisent. Ça s’est démocratisé, sous la forme de livres de poche, sous beaucoup de formes, et heureusement ! On voit les gens dans le métro, qui lisent, quand même, bon. Mais est-ce que ça fait avancer la littérature ? C’est déjà de la littérature digérée… Je dis pas qu’elle est morte, mais elle est déjà assimilable… Moi, je rêve à des lecteurs qui ont envie de découvrir. Et non pas envie de se gaver. Pas envie de digérer, et qui voudraient être associés à l’auteur pour trouver avec lui des façons de vivre. On en revient toujours là. »
On en revient aussi aux auteurs.
« Si je prends un grand auteur, comme Sade, par exemple, auquel je me suis intéressé. Il a payé sa vie de vingt-cinq ans de prison. Et l’opprobre universel, avant que, aujourd’hui, ce soit dans les écoles. Aussi, c’est très curieux. Parce que, quand j’ai publié, moi, les pages de Sade, c’était en 48, on a saisi le bouquin. Bon, ça a été vite, depuis. Il y a eu 68, il y a eu toutes sortes de choses. Mais enfin… C’était un pornographe. Maintenant, on le considère comme un auteur. Un auteur du XVIIIᵉ siècle, et un des meilleurs auteurs. Voyez comme les choses changent. Il faut dire : il y avait Diderot, il y avait Voltaire, il y avait tout ça…
Il y avait une classe qui était plus libre, et la plus grande partie était dans l’obscurité, c’est ça aussi. Tandis que maintenant, ça s’est répandu. Bon, les Lumières, comme on dit, éclairent beaucoup plus de monde. Ça, c’est sûr. Il y a un accroissement de la demande, peut-être, sur ce plan-là. Du fait que les gens, aussi, dans ce sens-là, progressent eux-mêmes. C’est la seule façon de considérer le progrès… Et demandent davantage. Avant, on leur révélait quelque chose, auquel ils n’osaient pas penser, parce qu’ils étaient catholiques, protestants, juifs, je ne sais pas, moi. La religion s’opposait. Maintenant, c’est permis ! C’est un énorme progrès. »
Un progrès qui semble parfois bien fragile.
« Il y a eu un regain de la religion à un point extraordinaire. De l’esprit religieux, qu’il soit catholique, protestant, juif, musulman, enfin, il y a une espèce de remise de son sort à quelque chose… Un refus de prendre son sort en mains. Au fond, c’était ça, les Lumières : prendre sa vie en mains, au lieu de la remettre aux mains d’un… etc. C’est ça le vrai progrès, hein !
… [Aujourd’hui,] les gens ont peur. Il y a un climat général de peur en général. On sait pas à quoi il est dû. Il est dû aux crises financières, il est dû au chômage, il est dû à toutes sortes de difficultés de la vie, qui font qu’on a peur. D’où le succès d’un Sarkozy pour la sécurité et des histoires comme ça. Toute sa politique est basée là-dessus. Cet état de peur vient d’un sentiment mal définissable qui fait qu’on se sent pas bien dans sa vie, quoi.
… Mais, écoutez, on ne serait pas vivants, si on n’avait pas aussi cet espoir en soi. Il y a toujours l’imprévu qui arrive, qui fait que… Voilà… Et tout d’un coup, ça démarre. Ah ! Ça ! On ne s’y attendait pas ! Alors c’est en ce sens que l’espoir existe. C’est un peu compter sur le hasard. Compter sur la lutte qu’on mène mais aussi compter sur le déclenchement de quelque chose qui va se produire. On ne sait pas quoi.
… C’est toujours des mouvements populaires qui emportent les choses, depuis la Révolution de 89… On ne sait pas pourquoi, pour le moindre incident… N’importe quoi, mais il y avait quelque chose qui bouillait et, du coup, la marmite explose.
Bon, il est possible que ça soit aussi ça. Pourquoi pas, mais qui sait ? C’est avoir des vues sur l’avenir qui nous échappe, hein ? On peut travailler en un certain sens, en pensant que… Avoir une conduite disons presque morale, quoi. Plus que politique encore. Politique et morale étant le même sens, alors que c’est assez galvaudé, sur ce plan-là… On est tous un peu dans cette perspective ! Enfin, moi, j’y suis. »
janvier 1948 – juin 2010 – décembre 2010 – mars 2019 – décembre 2022