Rue de Rivoli

Depuis combien d’années La Tartine aguiche-t-elle les passants de la rue de Rivoli ? Inutile de chercher : la mémoire s’est perdue dans les profondeurs des temps. Ce bistro exprime la tension superficielle des Marais.

Rue de Rivoli, juin 2003

En 2003, un habitué des années 1980 savourait ses souvenirs en voyant comment tout avait changé alors que lui, déambulateur né, était bien placé pour connaître les circonvolutions du temps et des destins. Il était resté le même.

Rue de Rivoli, La Tartine, octobre 2003

Dans les années 1980, les clients aimaient sans doute le spectacle chaleureux de ces trois serveuses vives, qui animaient le bistro. Autant d’ailleurs que ceux qui venaient y chercher une authenticité populaire. Près de la mairie de Paris devenue un centre de l’opposition à Mitterrand, des cadres de l’administration municipale chiraquienne, à deux pas de sa base de l’Hôtel de Ville, pouvaient prendre plaisir à se retrouver là pour affûter des arguments contre la gauche caviar. Mais ces politiques n’étaient pas seuls et le côté vieillot du décor était légitimé, échappait à l’artifice, par une fréquentation variée. Une liste était accrochée à un vaste miroir, derrière le comptoir. « Nos vins sélectionnés ». Tous ces crus. Chirouble, Châteaux divers, Pouilly, etc. Voyages dans les provinces et dans les saveurs. Venaient alors à l’esprit des airs, de la musique, des rythmes. Mélange d’abstractions calculées et de sensualité violentes ou douces. L’immédiat et le réfléchi. Sensation, perception, toucher, souffle, ouïe, mouvement.

En 2003, les vieilles peintures et les miroirs approximatifs, tout un ornement et art déco étaient en sursis. Le jeune qui avait repris l’affaire semblait n’attendre qu’une occasion, ou un crédit bancaire pour rénover la salle. La réhabiliter…

Efforts désespérés, désespérants, pour garder un air ancien à l’endroit. Mais l’authentique allait disparaître sous les vernis sophistiqués. La patine vouée à être dissoute dans les désinfectants. Les sièges, les tables, les verres seraient aseptiques en attendant que les vins les rejoignent dans un paradis d’oxygène neutralisé.

30 mai 2003. Le très vieil homme qu’on voyait de temps en temps s’éclipser par un escalier en colimaçon (est-ce un effet d’une mémoire imaginaire ?), tout voûté, ne vient plus rappeler l’imminence d’une disparition.

La tristesse accroît sa présence à mesure que la salle se vide. Deux types sont au comptoir et boivent une bière, bien qu’on soit censément dans un bar à vins. 
Des touristes arrivent aussi, fatigués par leurs pérégrinations insensées. 

Comment cet endroit a-t-il été gagné par une apathie dont les peintures écaillées du plafond donnent une image bien involontaire ? Dans les années 1980, le côté vieillot était revendiqué. Aujourd’hui, ce n’est que le hasard qui fait que de vieux bec de gaz subsistent, sans justification, ne serait-elle qu’une nostalgie courante. 
Les trois femmes qui servaient le vin portaient leur âge avec gaieté. La pauvre vieille qui les a remplacées traîne une sorte de malheur de vivre qu’elle essaie d’effacer en tirant par intermittence sur une cigarette qu’elle prend dans un cendrier placé à l’abri des regards. 

Rue de Rivoli La Tartine, mai 2003

À la table d’à côté, deux femmes déjeunent en tête à tête. Quelque chose fait penser qu’elles sont amantes. L’une est belle, l’autre laide. La belle tient sa fourchette de la main droite et le couteau de la main gauche. L’autre fait à l’inverse.

Pourtant, ce bistro, que sera-t-il demain ? Une fois que les ouvriers auront achevé leurs travaux, que les concepteurs de l’aménagement auront adapté les lieux aux dernières techniques, celles qui améliorent le rendement des investissements. Celles qui court-circuitent le temps, qui l’empêche de déposer ses traces sensibles. Celles qui incitent le client à ne pas s’attarder, à libérer sa place pour que se remplisse mieux le tiroir-caisse.Ce vieux café parisien aura-t-il cette allure indifférenciée, uniformisée, qui se répand sur toutes les villes du monde et qui risque de faire qu’un jour plus personne ne saura plus qui il est, ni dans quel temps il vit, ni dans quel pays ?

9 juillet 2003 – Fin d’un paysage; gestation d’un autre. Le mouvement de la vie, grâce auquel Paris existe encore, inquiète, à chacune des métamorphoses qu’il provoque. 

Ce qui change les formes, ce qui fait advenir le nouvel aspect sensible de ce qui nous entoure, procède de magies très directes, bien que les enchaînements des gestes et des opérations qui s’accomplissent soient multiples.

Rue de Rivoli, La Tartine, juillet 2003
Rue de Rivoli, La Tartine, juillet 2003
Rue de Rivoli, septembre 2003


Une nostalgie pointe sa menace, devant le paysage nouveau, fruit de mouvements qui nous ont échappé. Cassandre maudite qui nous fait croire que nous regrettons un passé adoré, alors que nous ne faisons que pleurer notre enfance perdue. 

«Douce France, doux pays de mon enfance» 

« Verweile doch, du bist so schön ! »

Mais ce bistro est définitivement équivoque. Si vous y entrez par la rue de Rivoli, vous pouvez en sortir par la rue du Roi de Sicile.

Stylo

Écrire un mot à monbeauparis.net

janvier 1948 – mai 2003 – septembre 2003 – juillet 2019 – janvier 2023