François Cheng à la télé

Cheng

« 
Consens à la brisure
C’est là que germera
Ton trop-plein de crève-cœur
Que passera un jour
À ton insu   la brise 

« 


Ainsi a parlé François Cheng, le 22 février 2018, sur France 5 (« La Grande Librairie »). [La vie intérieure]… « C’est, bien sûr, primordial. Moi-même, comme poète, sans prétention, je me définis comme un poète de l’être. C’est-à-dire : je ne suis pas un poète qui se contente d’exprimer des sensations ou des sentiments. C’est vraiment une réflexion sur notre propre destin par rapport à l’univers vivant. Donc la vie intérieure, c’est la base-même de l’inspiration poétique. […] J’ai commis très modestement un livre sur l’âme […] Alain a dit que la vie intérieure est la vie de l’âme. […] Je me demande, très modestement : est-ce qu’on peut prononcer le mot de l’âme ? C’est-à-dire avec tous ses sentiments… Il y a une telle variété… Chaque individu doit affronter cette variété. Et si on prononce le mot de l’âme, peut-être on peut donner une idée de l’unité et même de l’unicité, parce que, pour moi, l’âme de chacun, c’est la marque de son unicité. » […] 

« Dans la Chine ancienne, tous les poètes buvaient. L’ivresse, c’est une forme de communion, pour les Chinois. Par l’ivresse, on communie avec les éléments de la nature. Tout d’un coup, on sort des contraintes sociales et on est dans cet état d’abandon, d’oubli de soi en on entre en communion avec les éléments de la nature. » 

« On se souvient que le mot âme vient de anima. Donc c’est ce souffle vital qui anime l’univers. Donc, quand je parle de l’âme, ça désigne à la fois cet univers intérieur et en même temps cette capacité de communier avec cette force extérieure qui est en train d’animer l’univers. Donc ça sort de l’idée, de la contrainte étroite, de religion. » […] 

« L’univers possède une grande beauté. Pourquoi l’homme ne peut pas se contenter de cette beauté ? Pourquoi il y a la création artistique ? Parce que cette beauté ne prend sens que lorsqu’elle est intériorisée par une âme unique, individuelle. Et, inversement aussi, notre âme ne prend sens que lorsqu’elle rentre en communion avec l’univers. » 

« Le monde extérieur me pénètre exactement comme un écorché vif. Il n’y a pas de cuirasse. Le monde pénètre en moi, nuit et jour, d’une façon parfois effrayante, oui. Même des moindres faits divers m’empêchent de dormir parfois pendant des mois ou des années. Un de mes poèmes a été consacré à Estelle. Je n’ai jamais oublié cette fillette perdue, on ne sait pas dans quelles ténèbres. » 

« La beauté du monde ne prend sens que lorsqu’elle est appréhendée et intériorisée par une âme humaine. C’est comme ça que, tout d’un coup, cette beauté, qui est comme ça, un peu objective, tout d’un coup devient une sorte de résonance, qui va d’âme en âme et peut-être, comme Dante a dit, jusqu’à toucher toutes les étoiles. C’est la même force qui anime l’âme humaine et toutes les étoiles. C’est la fin de la Divine Comédie. » 

« Les vrais poètes sont des poètes de l’être. Les poètes que j’admire le plus sont tous des poètes orphiques. Je peux citer Dante, et, après, tous les grands romantiques : Hölderlin, Novalis, et puis, en France, Lamartine, Hugo, Nerval, Baudelaire, et puis jusqu’à Michaux et René Char. Tous sont des poètes de l’être. Ce sont des poètes qui pensent, qui ont une pensée et non pas seulement des sentiments. » 

« Le quatrain est un élément universel du langage poétique. En Chine, le quatrain est une forme majeure de la poésie classique. En Occident aussi. Dans la tradition classique, le quatrain existe comme une forme en soi. Et puis chaque strophe d’un poème plus long est toujours faite d’un quatrain. Je parle de la tradition philosophique. Donc, pour moi, le quatrain est le diamant de la poésie universelle, parce que le quatrain constitue la forme la plus concentrée, tout en ayant un contenu complexe qui lui permet d’irradier dans tous les sens. » 

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Consens à la brisure
C’est là que germera
Ton trop-plein de crève-cœur
Que passera un jour
À ton insu   la brise 

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« Ma poésie en français a commencé par un quatrain, il y soixante ans, puisque je l’ai écrit en 58 :

Nous avons bu tant de rosée
En échange de notre sang
Que la terre cent fois brûlée
Nous sait bon gré d’être vivant.

Mais entre temps, bien sûr, j’ai utilisé d’autres formes. Mais, à mesure que j’avance en âge, et même très en avant, je me dépouille davantage, en me tenant vraiment à l’essentiel, à l’irréductible. Donc le quatrain. Mais, avec ce retour au quatrain, […]je me relie à une qualité exceptionnelle de la langue française : la concision, la retenue, la condensation, la cristallisation. Bien sûr, le français est capable de foisonnement, de flamboyance à la manière de Bossuet, de Chateaubriand, de Hugo, de Balzac ou de Proust. Mais, parallèlement, depuis Maurice Scève jusqu’à René Char, il y a toute une lignée de poètes diamantaires qui nous ont offert des joyaux que nous connaissons par cœur, qui deviennent notre voix intime et, en même temps, notre bien commun. De Nerval : Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé… et tout le quatrain. De Rimbaud : Elle est retrouvée. Quoi ? — L’Éternité… et tout le quatrain. […] »

[Le quatrain] « demande un travail nuit et jour d’émonda[ge], d’épuration […] C’est toute une vie de travail. […] J’ai reçu un livre que vous connaissez peut-être, qui vient de paraître, intitulé Les énigmes de l’histoire de France. Ce livre contient un texte sur Jeanne d’Arc. Et dans ce texte, l’auteur rappelle ce que Jeanne d’Arc a dit au moment du procès, à propos de la voix qu’elle entendait. Textuellement, elle a dit textuellement :

Puis vint cette voix
Environ l’heure de midi
Au temps de l’été
Dans le jardin de mon père.

C’est un quatrain, qui vient du fond du cœur mais qui est le résultat de toute une vie. Un quatrain à la fois simple et sublime. On y entend une des plus belles voix de France.

Puis vint cette voix
Environ l’heure de midi
Au temps de l’été
Dans le jardin de mon père.

Il y a un accent éternel. Tous les français doivent retenir ce quatrain par cœur. C’est un quatrain parfait cinq-sept, cinq-sept.

Jeanne d’Arc, avant d’aller sur le bûcher, a dit cela. »

Parmi les participants à l’émission de François Busnel sur France 5, le 22 février 2018, François Cheng a été celui qui, seul, captait l’attention et conduisait le téléspectateur vers des sphères inouïes, inexplorées. Aux autres auteurs et à celui qui les présentait, relégués dans les rayons d’un supermarché librairisé, François Cheng a parlé et a parlé au public en même temps, pour développer « modestement » sa conception d’un monde matériel et spirituel où l’âme a toute sa place : partout et nulle part comme aurait dit Pascal devant le spectacle de l’univers. 

Les interlocuteurs de Cheng semblaient avoir été sélectionnés pour n’exercer qu’un talent oratoire bien particulier, celui que les hiérarques de la télévision jugent indispensable pour leurs plateaux. Un parler fluide et sans trop d’aspérités incontrôlées. 

Leurs discours sont si clairs, si faciles, si convaincants, que le spectateur fatigué a l’impression de les assimiler naturellement. Ces phrases, elles faisaient partie de lui avant même d’avoir été prononcées. À quoi bon acheter ces livres ? 

En face, au centre, partout, François Cheng. 

Du parler facile du commerce marchand à la confusion des valeurs d’usage et d’échange. Les uns vendent du papier avec des mots imprimés, des primes de fidélité, déprime assurée. L’autre communie avec l’univers et parle à l’âme avec des mots articulés soigneusement, avec une courtoisie exquise, à l’opposé du robinet d’eau tiède alimenté par ses interlocuteurs rassemblés sur un marché du hasard. Toujours sur les marchés où se retrouve le peuple, des saltimbanques disent à qui sait les entendre des vérités essentielles.

Stylo

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