
Turner
Keelmen Heaving in Coals by Night, 1835 (détail)
National Gallery of Art, Washington
Quand je quittai Édimbourg toutefois, loin de me douter que je venais de réaliser un coup de maître, j’étais seulement ravi de m’échapper d’une maison plutôt morne pour me plonger dans un Paris arc-en-ciel. Tout homme porte en soi une vision idyllique ; la mienne avait pour unique pivot la pratique des beaux arts, la vie des étudiants au Quartier latin, le monde parisien que décrit ce magicien débraillé, l’auteur de la Comédie humaine. Je ne fus pas déçu – je ne pouvais d’ailleurs l’être : je ne voyais rien de la réalité, en ayant apporté dans mon bagage une version toute faite. Z. Marcas était mon voisin de chambre dans un hôtel miteux et malodorant de la rue Racine ; je dînai dans un infâme boui-boui en compagnie de Lousteau et de Rastignac ; une voiture manquait-elle de me renverser à un carrefour, elle était conduite par Maxime de Trailles. Si, comme j’ai dit, je prenais mes repas dans une gargotte, et logeais dans un hôtel de bas étage, ce n’était pas par nécessité mais par esprit romanesque. Mon père me servait de généreux subsides, et rien ne m’eût empêché, si j’en avais eu le caprice, d’habiter l’Étoile et de prendre chaque jour un fiacre pour me rendre à mes cours.
[…]
Crever la faim n’est nulle part chose plaisante, mais c’est, je crois, vérité admise qu’il n’est pire endroit que Paris pour ce faire. L’existence y revêt de si joyeuses apparences, on s’y croirait si bien dans une immense guinguette, les immeubles y sont tellement beaux et si nombreux les théâtres, l’allure même des voitures y est si enlevée, que l’homme recru de tourment moral ou de souffrance physique y est constamment renvoyé à son triste sort.
[…]
Les interminables rues des villes américaines parcourent sur leur longueur d’étranges degrés et vicissitudes de splendeur et de dénuement, passant sans changer de nom entre des entrepôts monumentaux, des repaires et tavernes de brigands, des pavillons agrémentés de massifs et de pelouses. À San Francisco, un relief très accidenté et l’omniprésence de la mer accusent fortement ces contrastes.
Robert Louis Stevenson
Le Trafiquant d’Épaves
Publié pour la première fois dans le Scribner’s Magazine en douze livraisons, d’août 1891 à juillet 1892.
Titre original :
The Wrecker
Réédité en 2005 par Phébus, dans une traduction nouvelle de Éric Chedaille et avec une préface de Michel Lebris.