Faudrait-il qu’un journal ennuie ?

« Faites chiant ! »

C’est un ancien directeur d’un grand quotidien, Le Monde. Un ancien directeur du monde ! 

Il s’appelle Fottorino. Éric Fottorino. Il a écrit un livre intitulé « Mon tour du Monde ». Il y consigne des réflexions sur son passage dans l’illustre quotidien du soir. En voici une : « “Le Monde coûte son prix plus l’effort de le lire”, observait Beuve-Méry, à qui on prêtait cette injonction : “Faites chiant !”. En réalité, le mot était du patron du Temps, le journal des “maîtres de forge”, interdit à la Libération pour faits de collaboration. »

Décodage


Beuve-Méry, c’est le premier directeur du Monde. Dieu le père. Le Temps, c’est le prédécesseur du MondeLe Monde a beaucoup pris au Temps. D’abord les locaux de la rue des Italiens, ensuite le format et l’allure générale, jusqu’à la typographie du titre, le fameux gothique qu’il arbore encore aujourd’hui. Et donc, selon Éric Fottorino, la recommandation permanente de Beuve aux journalistes « Faites chiant ! ». Les journalistes du Monde ont été très obéissants.

Sans doute cette consigne n’avait-elle aucun rapport avec une exigence esthétique. Peut-être une attitude de contrition propre à la culture cléricale. Plus sûrement avec la volonté de se distinguer des autres journaux, considérés comme frivoles, comme exprimant des préoccupations grossières. En faisant chiant, on affichait une distinction compassée qui permettait de passer en contrebande toutes les grosses marchandises difficiles à annoncer dans des titres limpides. En somme, en faisant chiant, les journalistes les plus honnêtes se demandaient bien parfois s’ils ne faisaient pas de la merde.

La morale de cette histoire

Pour les rédacteurs d’un journal comme L’Écho du travailLe Monde présente une sorte de modèle de ce qu’il convient d’éviter. Contrairement à la ligne éditoriale du journal bourgeois, caractérisée du temps du Temps comme l’obligation de dire la vérité sur les petites choses pour mieux mentir sur les grandes, L’Écho du travail ne peut que se fixer comme but de toujours dire la vérité. Mais cela ne peut lui suffire : cette vérité doit être montrée sous son jour le plus attrayant. Au temps du patriarcat triomphant, on disait qu’elle sortait nue de son puits. Encore un effort, camarades pour trouver une image inattaquable.