
Des rendez-vous se donnaient à l’ombre des dix-sept marronniers, au centre de la place des Vosges. À l’ombre aussi des souvenirs incertains. C’était un temps fantasque où les visages se confondaient, au cœur des vestiges laissés dans le secret des aires psychosensorielles.
Dans les cours, un silence de méditation confond les temps et rappelle le visiteur au passé. Son passé autant que celui que font remonter à la conscience les traces des pas laissées là, sur les pavés protégés. Des pieds bottés, des roues cerclées de fer, des sabots ferrés, ont façonné le sol et en font un miroir.

Chaque accroc de la pierre rappelle au promeneur un plaisir, une douleur, les rendent sensibles, visibles même, alors que leurs traces étaient perdues dans les circonvolutions son inconscient.

Métamorphoses continuelles. Toujours un renouvellement réparateur part à la recherche d’un passé plus que parfait. Ces arcades ont-elles été un jour aussi propres ?
Une roue nouvelle achoppera-t-elle un jour à cette pierre devenue l’élégant signe de la haute antiquité, et donc noblesse, du lieu ?
Une question encore. Combien d’hommes, combien de femmes se sont succédé derrière ces rideaux d’une fenêtre aux allures éternelles ?
À chacun de ses passages, les bouleversements de la place des Vosges, millimétriques ou grandioses, soulignent les changements qui se sont accomplis dans le corps et l’esprit du promeneur.

Les pierres alourdies d’Histoire, le pavillon de la Reine, les tilleuls ordonnés et calmes s’agencent dans un paysage nouveau et mouvant qui s’étale, autant dans le cerveau que sur la place. La chanteuse participe à l’émotion du passant.

À la fin du mois d’août 2003, la joueuse de bandura ukrainienne, seule avec sa musique et quelques pièces à ses pieds, tragédisait les voûtes tranquilles. Les clochards, peut-être de simples frères humains sans domicile fixe, à deux pas d’un fameux restaurant, Hannibal de Coconas, ne provoquent pas une telle tension.

Une simple opposition quasi traditionnelle : on a peine à imaginer leur souffrance réelle, endurcis que nous sommes, au moins en surface, par des années de misère côtoyée et par le spectacle incessant de déchéances humaines.
Toujours ce qui s’offre au regard semble marqué par le contraste. Il est des polarités conventionnelles et d’autres à imaginer. L’Ukrainienne était là, soumise. Aux antipodes, un groupe de jeunes musiciens. À quelques mètres, ils jouaient une musique baroque, très entourés d’une foule insouciante, sensible à son plaisir immédiat, excitée mollement par le pittoresque du lieu.
Qui saura jamais si cette dialectique n’est pas le fruit de ce que Lautréamont aurait nommé la binarité des globes oculaires. Ce ne serait pas ce qui s’offre au regard qui serait intrinsèquement divisé en pôles opposés, mais le cerveau malade de l’observateur qui imposerait sa schizophrénie au spectacle de la place.
Un autre jour, à la terrasse d’un café nommé Hugo en l’honneur de l’auguste voisin de jadis, une naine attablée au milieu d’étrangers de grande taille. Des 4×4, ces véhicules aux imbéciles allures guerrières, garés au pied de tilleuls sages et apaisants. Des jeunes sortant du collège d’à côté, verbe haut, cigarette à la bouche, toutes griffes dehors, casquette semblable à celle qu’arborent les habitants des banlieues déshéritées. On est ici dans un des quartiers les plus chers de Paris.
La musicienne portait en elle bien d’autres marques des conflits de la vie personnelle, sociale et politique. Peut-être est-ce l’observateur qui plaque ses propres angoisses sur ce qui se présente à ses yeux. Mais les scènes sont parfois bien propices.
Entre deux accords, un regard inquiet soudain aperçu et commence la divagation : un compagnon brutal l’a posée là et attend les pièces récoltées.
Toute une histoire se construit, autour du voyage de Kiev à Paris, à travers les pays et les crises de l’Histoire. La chute du Mur de Berlin, la disparition de l’URSS, des millions de vies bouleversées, des retraités sans pension, des nouveaux riches, anciens apparatchiks devenus propriétaires des équipements appartenant aux États, des professeurs réduits à vivre d’expédients. Et des artistes jetés sur les routes.
