
Tu passes par la rue Théodore Ribot et tu vois un drapeau. Au deuxième étage, c’est l’ambassade de la République d’Haïti. Tu ne peux t’empêcher d’entendre tout ce que te dit cette île de rêve frappée par tant de catastrophes, naturelles et humaines.
Île de tourmentes telluriques et humaines.
La Terre tremble ; les vents hurlent ; la mer déferle ; les envahisseurs débarquent ; la révolte gronde et gagne ; l’Empereur empire et l’Histoire fait le reste avec son tragique insouciant.
Tu cherches en vain à Paris une rue, une avenue, une place dont le nom rendrait hommage à Toussaint Louverture, le héros haïtien de l’abolition de l’esclavage. Mais, à quelques centaines de kilomètres de la paisible rue Théodore Ribot, la ville de La Rochelle (Charente-Maritime) tente de faire son deuil du commerce triangulaire, de la traite des Nègres, de l’esclavage et des immenses fortunes qui en sont nées. Les héritages, riches et lourds, peinent à trouver leur place dans un monde nouveau. L’univers actuel des mots et des images n’accepte plus le cynisme affiché.

« En confiant [à Ousmane Sow] la réalisation d’un Toussaint Louverture, la Ville de La Rochelle rend doublement hommage à un des plus grands artistes africains de son temps et à une des figures majeures des mouvements anticolonialistes, abolitionnistes et d’émancipation des Noirs », dit une plaque à l’entrée du Musée du Nouveau Monde de La Rochelle.
Te voici à l’entrée du Nouveau Monde, ce musée qui, à La Rochelle, veut régler leur compte au passé et à la foule des fantômes encombrants. Il a pris place dans l’élégant hôtel particulier bâti au XVIIIe siècle, sur la sueur et le sang des esclaves, par une des familles les plus respectées de la ville, les Fleuriau.
Toussaint Louverture t’accueille. À sa main, le texte de la Constitution de la première République édifiée, en Haïti, par des esclaves qui se sont libérés, dans le sillage de la Révolution Française mais en lui imposant de suivre un cours permanent que n’imaginaient pas les Girondins et autres Thermidoriens.

En entrant dans le Musée du Nouveau Monde, tu admires amer le saisissant recyclage de la comptabilité des négriers. Les chiffres qui donnaient gloire et fortune aux armateurs deviennent sous tes yeux les marques de l’infamie. Les souffrances endurées par ces êtres humains, tu les imagines et elles te submergent.
1710-1715 – 12 expéditions
10 mai 1710
Le Duc de Bretagne
120 tonneaux
Compagnie du Sénégal Sénégal 160 esclaves embarqués
160 esclaves débarqués
Avril 1710
Le François d’Assise Armateur inconnu Gorée ? esclaves embarqués
400 esclaves débarqués
Avril 1711
Le Duc de Bourgogne Armateur inconnu Sénégal ? esclaves embarqués
185 esclaves débarqués
4 septembre1711
Le Galant
180 tonneaux Compagnie du Sénégal – Besnard Sénégal 314 esclaves embarqués
? esclaves débarqués
4 octobre1713
La Reine des Anges
250 tonneaux François Darrango et consorts Juda et Jakin
(Guinée) 500 esclaves embarqués
234 esclaves débarqués
4 octobre 1713
La Prince des Asturies
180 tonneaux Mousnier Baron, Jacques Michel et consorts Lieu inconnu ? esclaves embarqués
226 esclaves débarqués
4 octobre 1713
L’Aimable Marie-Anne
45 tonneaux Abraham Duport et consorts Lieu inconnu ? esclaves embarqués
76 esclaves débarqués
1713
Inconnu Inconnu Inconnu ? esclaves embarqués
11 esclaves débarqués
9 septembre 1714
La Victoire
200 tonneaux Mousnier Baron, Jacques Michel et consorts Juda 300 esclaves embarqués
90 esclaves débarqués
Février 1715
La Françoise
Torterue Bonneau Inconnu ? esclaves embarqués
219 esclaves débarqués
Avril 1715
Le Lion d’or
Isaac RasteauJuda 487 esclaves embarqués
403 esclaves débarqués
6 juin 1715
Le Saint-Gilles
80 tonneaux J.P. Dumas Inconnu 126 esclaves embarqués
113 esclaves débarqués
1765-1770 – 23 expéditions
17 février 1765
Le Constant
140 tonneaux Isaac Rasteau Juda 296 esclaves embarqués
266 esclaves débarqués
27 avril 1765
L’Aimable Henriette
70 tonneaux
Nicolas Suidre Côte d’Or 85 esclaves embarqués
76 esclaves débarqués
19 juin 1765
L’Heureux Auspice 140 tonneaux Benjamin Seignette Juda 295 esclaves embarqués 223 esclaves débarqués
11 juillet 1765
La Suzanne Marguerite
150 tonneaux Jean-Baptiste Nairac Epe (Nigeria) 295 esclaves embarqués
255 esclaves débarqués
11 novembre 1765
La Guirlande350 tonneaux Jean Manié Côte d’Or 555 esclaves embarqués
370 esclaves débarqués
21 février 1766
L’Arrada 150 tonneaux Jean-Baptiste Nairac Calabar (Nigeria) 270 esclaves embarqués
140 esclaves débarqués
12 avril 1766
La Fauvette 120 tonneaux Jean Manié Angola 214 esclaves embarqués
197 esclaves débarqués
30 avril 1766
Le Début 140 tonneaux Allard Belin fils Principe, Angola 243 esclaves embarqués
224 esclaves débarqués
17 mai 1766
Les Deux frères 110 tonneaux Chaudruc frères Côte d’Or 196 esclaves embarqués
162 esclaves débarqués
6 mars 1767
La Suzanne Marguerite 150 tonneaux Jean-Baptiste Nairac Côte d’Or ? esclaves embarqués
190 esclaves débarqués
28 mai 1767
La Marie Anne 200 tonneaux Jean Manié Angola ? esclaves embarqués
249 esclaves débarqués
16 juillet 1768
Le Prince Manuel 57 tonneaux Allard Belin fils Inconnu ? esclaves embarqués
212 esclaves débarqués
6 novembre 1768
La Suzanne Marguerite 150 tonneaux Jean-Baptiste Nairac Mesurade, Porto Novo (Bénin), Principe 340 esclaves embarqués
324 esclaves débarqués
23 novembre 1768
Le Guerrier 250 tonneaux Nicolas Suidre Angola ? esclaves embarqués
321 esclaves débarqués
26 janvier 1769
Le Nairac 250 tonneaux Jean-Baptiste Nairac Shama (Ghana) Epe 402 esclaves embarqués
320 esclaves débarqués
28 janvier 1769
La Cigogne 250 tonneaux Daniel Garesché Epe ? esclaves embarqués
399 esclaves débarqués
20 février 1769
L’Amériquaine 100 tonneaux Jouanne de Saint-Martin Gorée ? Inconnu
2 septembre 1769
Le Négrillon 60 tonneaux Benjamen Seignette Côte d’Or ? esclaves embarqués
109 esclaves débarqués
24 octobre 1769
Le Saint-Jacques 230 tonneaux Daniel Garesché Loango (Congo) Cabinda (Angola)
? esclaves embarqués
445 esclaves débarqués
30 janvier 1770
Le Saint-André 400 tonneaux Daniel Garesché Côte d’Or, Guinée 552 esclaves embarqués
530 esclaves débarqués
15 juin 1770
L’Heureux 160 tonneaux Jouanne de Saint-Martin Gorée 331 esclaves embarqués
291 esclaves débarqués
28 septembre 1770
Le Saint-Paul 200 tonneaux Jacques Carayon Angola ? esclaves embarqués
335 esclaves débarqués
3 octobre 1770
La Suzanne Marguerite 150 tonneaux Jean-Baptiste Nairac Juda ? esclaves embarqués
318 esclaves débarqués
1785 – 15 expéditions
10 janvier 1785
La Concorde 215 tonneaux Van Hoogwerff Angola Naufragé
3 avril 1785
L’Aimable Suzanne 450 tonneaux Van Hoogwerff Porto Novo Principe 375 esclaves embarqués
346 esclaves débarqués
11 avril 1785
L’Ébène 350 tonneaux Benjamen Giraudeau Angola 300 esclaves embarqués
277 esclaves débarqués
13 avril 1785
La Rosalie 280 tonneaux Louis Admirault Angola 399 esclaves embarqués
370 esclaves débarqués
12 juin1785
Le Joli 350 tonneaux Dumoustier de Frédilly Côte d’Or, Principe 530 esclaves embarqués
430 esclaves débarqués
18 juin1785
Le Marquis de Voyer 700 tonneaux Denis Joseph Goguet Porto Novo, San Tomé ? esclaves embarqués
605 esclaves débarqués
9 juillet 1785
Le Lutin 179 tonneaux Joseph Goguet Epe 194 esclaves embarqués
? esclaves débarqués
11 août 1785
Le Comte de Forqualquier 700 tonneaux Daniel Garesché Sénégal 376 esclaves embarqués
151 esclaves débarqués
27 août 1785
La Concorde 275 tonneaux Benjamin Giraudeau Malimbe (Cameroun) 376 esclaves embarqués
299 esclaves débarqués
28 septembre 1785
L’Argus 203 tonneaux Daniel Garesché Angola 280 esclaves embarqués
83 esclaves débarqués
28 septembre 1785
Le Comte d’Hector 833 tonneaux Daniel Garesché Angola ? esclaves embarqués
800 esclaves débarqués
14 octobre 1785
Le Loudunois 792 tonneaux Dumoustier de Frédilly Côte d’Or 300 esclaves embarqués
141 esclaves débarqués
8 novembre 1785
Le Duc de Normandie 446 tonneaux Joachim De Baussay Côte d’Or 300 esclaves embarqués
141 esclaves débarqués
9 novembre 1785
Le Reverseau 1 179 tonneaux Daniel Garesché Sénégal 304 esclaves embarqués
247 esclaves débarqués
28 décembre 1785
La Fille unique 1 232 tonneaux Daniel Garesché Angola ? esclaves embarqués
760 esclaves débarqués

Imprimé, 4 février 1794
Achat, 1996 »
(Indications données par la Musée)


Par une plaque visible dans la rue, le musée présente Toussaint Louverture :
François-Dominique Toussaint Bréda (près de Cap-Français, 1743 — Fort-de-Joux, 1803) dit Toussaint Louverture, esclave affranchi, devenu riche par la culture du café, prend, en 1794, la tête des troupes de Saint-Domingue contre les esclavagistes et leur alliés espagnols et anglais. Profitant des difficultés de la métropole, il se comporte bientôt de façon autonome et promulgue en 1801 une constitution qui consacre l’indépendance de l’île, rebaptisée Haïti, et qui le nomme gouverneur à vie. En réaction, Napoléon Bonaparte, alors premier consul, envoie le général Leclerc reconquérir « la perle des Antilles ». Vaincu et fait prisonnier en juin 1802, Toussaint est déporté au Fort-de-Joux dans le Doubs où il meurt de pneumonie. En Haïti, Jean-Jacques Dessalines relève son flambeau et consacre le premier état libre de Caraïbe en 1804.
Le musée, dans cette présentation, n’a pas cru utile de préciser que Bonaparte ne se contente pas de « reconquérir » l’île mais qu’il rétablit l’esclavage, par le décret-loi du 30 Floréal An X (20 mai 1802).
Cependant, de panneaux à l’intérieur du musée donnent des informations plus larges, tout en ignorant la décision esclavagiste de Bonaparte :
LA PREMIÈRE ABOLITION DE L’ESCLAVAGE ET L’INDÉPENDANCE D’HAÏTI
Peu à peu au cours du XVIIIe siècle, et surtout peu avant la Révolution, des réactions s’élèvent en faveur de l’abolition de l’esclavage. Pourtant, en 1789, l’égalité et la liberté ne s’appliquent pas, de fait, aux colonies et il faut attendre 1792 pour que l’égalité politique soit, seule, accordée aux hommes libres de couleur, un groupe social actif, souvent aisé et éduqué, que les Blancs méprisent. Mais depuis 1791, l’insurrection gronde dans toutes les îles et dans tous le milieux.
À Saint-Domingue, en août 1791, les esclaves se révoltent sous la direction de Jean-François, Biassou, Boukman et Jeannot. Ils sèment le chaos tandis que les luttes entre révolutionnaires et royalistes, prêts à se livrer aux Anglais pour sauver le système esclavagiste, se déchaînent.
Les 20 et 21 juin, le général royaliste Galbaud perd la ville de Cap-Français qui est ravagée par les flammes. Le pays est sens dessus-dessous ; de nombreuses plantations sont détruites et les massacres généralisés.
Le 27 août 1793, les commissaires de la République, Sonthonax et Polverel, pour ramener le calme et éviter une annexion étrangère, déclarent l’abolition de l’esclavage.
Le 4 février 1794, à Paris, sous la pression des événements, la Convention nationale confirme par décret cette liberté étendue aux autres colonies.
À partir de 1794, le Noir affranchi Toussaint Louverture, à la tête de ses troupes ralliées à la République, expulse les Espagnols et les Anglais. Nommé général en chef en 1797, profitant des difficultés de la métropole, il se comporte de plus en plus en dirigeant d’un état autonome. En 1801, il promulgue une constitution qui consacre de fait l’indépendance de l’île et tente de relancer l’économie en ramenant les anciens esclaves au travail.
Cette politique lèse bien entendu les intérêts de la métropole. Bonaparte, alors au pouvoir, envoie le général Leclerc rétablir la situation. Attiré dans un piège, Toussaint est arrêté en juin 1802 et déporté au fort de Joux (Jura) où il meurt l’année suivante.

« Évoquées », et « dans leur complexité ». Comme une illustration des merveilles de la rhétorique électorale où les bons sentiments ne doivent pas fâcher les héritiers. La « pression des événements » ne s’exerce plus que par l’euphémisme généralisé.
Quand tu lisais comment la ville de La Rochelle évoque ce qui a fait sa richesse passée, tu soupçonnais déjà que la vérité serait, dans les salles de l’hôtel Fleuriau, quelque peu édulcorée, du moins dans certains de ses aspects, les plus politiques.
« Situé dans un magnifique hôtel particulier du XVIIIe siècle, le Musée du Nouveau Monde illustre à travers ses collections les relations que la France a entretenues avec les Amériques depuis le XVe siècle à partir de La Rochelle. » Traite des Noirs ? Esclavage ? Plaît-il ? De quoi donc me parlez-vous là ?
L’édition de 2015 du fascicule « La Rochelle passion » distribué aux visiteurs présente son musée en euphémisant, juste assez pour ne pas les effrayer.
Un aperçu historique évoque, d’une pudeur rapide, un « second souffle » de la ville avec les « relations commerciales régulières vers la Nouvelle France (Canada) et les Antilles ». C’est alors « le début d’un rayonnement intellectuel et artistique, l’apogée des grands armateurs dont certains s’illustrent tristement dans le commerce triangulaire ».
Pour s’initier aux réalités sans édulcorant de ce commerce géométrique, tu sais maintenant qu’il faut entrer dans le musée. Les rues, elles, gardent leur paix civile.
L’abolition de l’esclavage, vue de Paris.