le fou, le jongleur, le poète

Calvino

Le roi doit jouer le jeu : ne paie-t-il pas le fou justement pour qu’il le contredise et le brocarde ? C’est dans les cours une vieille et sage tradition que le fou, le jongleur, le poète aient pour fonction de renverser et tourner en dérision les valeurs sur lesquelles le souverain édifie son pouvoir, qu’ils lui démontrent que toute ligne droite dissimule un envers tordu, tout produit fini un chambardement de pièces qui ne concordent pas, tout discours suivi un bla-bla. Et pourtant il arrive que ces railleries éveillent chez le roi une vague inquiétude : elle est aussi sans doute prévue, voire garantie par contrat entre le roi et son jongleur, mais qui inquiète tout de même, et pas seulement parce que le seul moyen de jouir d’une inquiétude est de s’inquiéter, mais aussi parce qu’il s’inquiète en vérité.

Italo Calvino
Le château des destins croisés
traduit de l’italien par Jean Thibaudeau et l’auteur
Aux éditions du Seuil – 1976

p. 91

Titre original : Il Castello dei destini incrociati. – 1973