
Les femmes surtout s’y abandonnaient sans retenue ; à suivre l’étincellement de leurs yeux magnétisés au fil de mon récit, et le ressentiment contre moi qui se lisait dans ceux des hommes, je comprenais qu’il y a dans la femme une réserve plus grande d’émotion et d’effervescence disponible, à laquelle la vie banale n’ouvre pas d’issue et que libèrent les seules révolutions profondes qui changent les cœurs, celles qui pour venir vraiment au monde semblent avoir besoin de baigner longuement dans la chaleur aveugle d’une accouchée : ainsi l’aura qui cerne les hautes naissances historiques se lit-elle pour nous d’abord dans les prunelles prédestinées des femmes. Je comprenais maintenant pourquoi Vanessa m’avait été donnée comme un guide, et pourquoi, une fois entré dans son ombre, la partie claire de mon esprit m’avait été de si peu de prix : elle était du sexe qui pèse de tout son poids sur les portes d’angoisse, du sexe mystérieusement docile et consentant d’avance à ce qui s’annonce au delà de la catastrophe et de la nuit.
Julien Gracq
Le Rivage des Syrtes
Librairie José Corti, 1951
p. 286 du 34e tirage, 325ᵉ mille