ce sentiment nouveau de la force ouvrière

Indépendance

Mais depuis un quart de siècle l’esprit d’indépendance et de réflexion faisait de grands progrès parmi les ouvriers de Paris. Mercier constate leur esprit frondeur. Évidemment, ils lisaient, ils écoutaient ; et les doctrines nouvelles sur les droits de l’homme et du citoyen suscitaient leurs espérances. 

Ils n’avaient pas encore la hardiesse et la force d’en déduire des conclusions nettes pour la classe ouvrière : mais ils avaient bien le pressentiment que, dans cet universel mouvement et ébranlement des choses toutes les hiérarchies, y compris la hiérarchie industrielle, seraient, sans doute, moins pesantes ; la croissance du mouvement économique donnait d’ailleurs de la hardiesse aux ouvriers ; ils se sentaient tous les jours plus nécessaires. Le Parlement avait interdit récemment aux maîtres cordonniers de se débaucher réciproquement leurs ouvriers : c’est l’indice d’une situation favorable à la main d’œuvre. Le Parlement de même, en 1777, avait interdit aux ouvriers des maréchaux-ferrants de se coaliser ; en plusieurs métiers il y avait donc un frémissement ouvrier. Il est probable que ce sentiment nouveau de la force ouvrière serait resté très confus et très faible si la cour n’avait pas intrigué contre la Révolution naissante, et si l’Assemblée nationale, menacée par les soldats, n’avait pas été sauvée, selon l’expression de Mirabeau, “par la force physique des ouvriers”. Mais encore une fois, c’est au service de la Révolution bourgeoise et en combattant pour elle que les ouvriers prendront conscience de leur force.

Jean Jaurès 

Histoire socialiste de la Révolution Française 

Tome I, première partie, La Constituante, chapitre premier, 

page 220 de l’édition Messidor (Éditions sociales)