Comment un journal de révérence a censuré un livre irrévérencieux

Livre

« […] Pierre Péan, Philippe Cohen, Claude Durand, président et directeur général de la librairie Arthème Fayard, et la société Librairie Arthème Fayard renoncent à toute nouvelle édition et publication du livre “La Face cachée du Monde”. Les exemplaires composant les stocks existants seront vendus, sans publicité, accompagnés d’un insert reproduisant le texte du présent communiqué.[…]« 

( Un des paragraphes du communiqué publié le lundi 7 juin 2004 par Le Monde, issu de la médiation du premier président de la Cour de cassation Guy Canivet, qui a eu lieu entre le journal et les écrivains Pierre Péan et Philippe Cohen.)

Ils avaient osé enquêter sur le « quotidien de référence » et le blâmer. Leur ouvrage disparaîtra progressivement. Il sera interdit d’en publier de nouvelles éditions.

Scandale à Paris. Un livre démontre avec éclat les façons équivoques et souvent malhonnêtes du « Grand Quotidien du Soir » comme aucun livre ne l’avait fait jusqu’alors. 

L’année 2003 aura peut-être, été, pour Colombani et Plenel le début de la fin, sur le plan professionnel. Minc, le troisième homme du trio infernal, continuera sa carrière de conseiller de l’ombre des puissants du monde. Du vrai monde. 

Quant au journal, il descend aux enfers, au moins sur le plan de la diffusion et de la finance. Le livre de Péan et Cohen a-t-il précipité la chute ? Il est probable est que les trois têtes pensantes et agissantes du journal ont joué les premiers rôles dans le drame, par incompétence, par servilité envers les classes dirigeantes et les cercles du pouvoir politique, économique, voire policier.

Ça y est !

Le livre de Péan et Cohen a connu un très grand succès. Des centaines de milliers d’exemplaires vendus. Les chefs du Monde ont entrepris toutes sortes de manœuvres pour en discréditer les auteurs. Ils ont saisi la justice et conduit Péan et Cohen à accepter une transaction par laquelle, si le livre n’a pas été brûlé en place publique, il ne pourra plus être réédité. Cette interdiction se double de la menace proférée par Le Monde d’attaquer quiconque citera des passages du livre jugés déplaisants.

En outre, les exemplaires en stock seront obligatoirement pourvus d’un avertissement en forme de communiqué qu’on lira ici in extenso.

Épilogue (provisoire)

Le 18 février 2016, L’Express publiait une dépêche de l’Agence France Presse (AFP) :

« Les auteurs de “La Face cachée du Monde” font condamner Colombani en diffamation 

Paris – Treize ans après la sortie du livre polémique “La Face cachée du Monde”, ses auteurs ont fait condamner jeudi en diffamation l’ancien président du directoire du journal, Jean-Marie Colombani, qui les mettait en cause dans un ouvrage paru en 2013. 

Publié en févier 2003, “La Face cachée du Monde. Du contre-pouvoir aux abus de pouvoir”, critiquait notamment la direction du quotidien du soir, alors exercée conjointement par Alain Minc, Edwy Plenel et Jean-Marie Colombani. 

Vendu à plus de 200 000 exemplaires, l’ouvrage avait suscité vive polémique et débat au sein de la rédaction, mais aussi une dizaine de procédures en diffamation. Toutes abandonnées au terme d’un processus de médiation en juin 2004. 

Mais près de 10 ans plus tard, Jean-Marie Colombani sort un livre, “Un Monde à part”, comportant un chapitre intitulé “Une face bien cachée du Monde”, consacré à la sortie et au contenu du livre de Pierre Péan et Philippe Cohen. Il y estimait notamment que “La Face cachée du Monde” avait pour but de “tuer l’équipe dirigeante” du journal. 

Lors de l’audience devant la 17ᵉ chambre du tribunal correctionnel de Paris, la veuve de Philippe Cohen, décédé en 2013, avait expliqué à quel point son époux avait été blessé par les propos de M. Colombani, ressentis comme “un coup de poignard dans le dos” et une violation du protocole d’accord de 2004. 

M. Colombani les accusait de ne pas avoir pris le soin de recueillir le point de vue de ceux qu’ils mettaient en cause dans leur livre. 

La défense avait quant à elle estimé que les propos n’étaient d’une part pas diffamatoires et d’autre part conformes à la réalité. 

Mais, au regard des pièces produites par les parties civiles, le tribunal a jugé que “contrairement” à ce que M. Colombani affirme, “Edwy Plenel et lui ont bel et bien été contactés par un des auteurs” de “La Face cachée du Monde”, “et connaissaient tant l’existence d’un tel projet de livre que son sujet”. Ainsi, “les prévenus ne peuvent justifier l’existence d’une enquête sérieuse et, partant, de leur bonne foi”. 
Le tribunal a condamné Jean-Marie Colombani à 2 000 euros d’amende et le directeur de publication des éditions Plon à 1 000 euros d’amende avec sursis. Ils ont en outre été condamnés ensemble à verser 3 000 euros de dommages et intérêts à Pierre Péan, ainsi qu’à la veuve de Philippe Cohen. S’y ajoutent au total 4 000 euros de frais de justice. 
Le tribunal a aussi ordonné la publication d’un communiqué judiciaire, dans Le Monde et dans un autre quotidien. » 

Épilogue (définitif ?)

Le 10 novembre 2016, on apprenait, en lisant Livres hebdo, que Colombani et son éditeur Plon, qui avaient fait appel de leur condamnation en première instance, avaient, la veille, été relaxés par la cour d’appel de Paris. Les magistrats, précise l’hebdomadaire, « ont estimé, eux, que les propos litigieux [de Colombani] relevaient de la critique et n’étaient pas diffamatoires ». 

De quoi la critique de la relaxe relèverait-elle ?

DOCUMENT

Communiqué publié le lundi 7 juin 2004 par Le Monde, issu de la médiation du premier président de la Cour de cassation Guy Canivet, qui a eu lieu entre le journal et les écrivains Pierre Péan et Philippe Cohen.

« Au mois de mars 2003, Pierre Péan et Philippe Cohen ont fait publier aux éditions Mille et Une Nuits, département de la librairie Arthème Fayard, un livre intitulé “La Face cachée du Monde”, consacré au journal Le Monde, et qui a donné lieu de la part du quotidien, de ses dirigeants, de certains journalistes et personnes visés à des procès en diffamation. 

Certains extraits du livre ont été publiés par l’hebdomadaire L’Express daté du 20 février 2003, contre lequel Bernard Deleplace a engagé une action en diffamation. 

Attachés à la liberté d’expression, à la liberté de la presse et au débat public, les responsables de la publication, de la rédaction du Monde et les journalistes en cause admettent que, en tant qu’organe de presse, sur ses orientations, ses méthodes et le contenu de ses publications, leur journal puisse être librement et vivement critiqué, tout comme les sociétés de l’entreprise de presse et leurs dirigeants acceptent que la stratégie économique et financière de celle-ci, son développement, ses comptes et ses résultats puissent être discutés ; mais les uns et les autres estiment avoir dû réagir à un livre qui, selon eux, est animé d’une volonté de nuire au journal, tend à abattre ses dirigeants et à anéantir le groupe de presse en voie de constitution. 

C’est pourquoi ils ont engagé des actions en diffamation dans lesquelles ils ont choisi de ne relever que les imputations d’infractions pénales qui visent personnellement ses responsables et collaborateurs. Ils estiment, en outre, que l’atteinte à la réputation du journal et le préjudice financier qui en résultent sont très importants. 

S’ils assument évidemment leur ouvrage, l’éditeur et les auteurs affirment, de leur côté, que leur dessein n’a pas été de compromettre la pérennité d’un organe de presse auquel ils restent attachés et qu’ils estiment indispensable à l’information complète du public ; leur propos n’a pas été de dénoncer de quelconques infractions pénales dont se seraient rendus coupables ses dirigeants et journalistes, mais d’ouvrir un débat public sur un organe de presse, à partir de faits tels qu’ils les interprètent et des critiques qu’ils expriment, sur le journalisme d’investigation et ses conséquences, les méthodes journalistiques, la ligne éditoriale du journal, ses orientations politiques, sa stratégie de développement, ses relations avec ses filiales, ses partenaires et ses actionnaires, la communication sur sa situation et ses résultats, enfin l’influence politique exercée par ses dirigeants. 

Grâce au dialogue qu’ils ont établi dans le cadre de la procédure judiciaire et de la médiation, l’éditeur et les auteurs sont conduits à regretter certaines expressions utilisées et l’interprétation qui peut en être faite, de même que certaines affirmations et commentaires excessifs, pour quelques-uns injustifiés. Ils assurent, en particulier, que dans le chapitre intitulé « Ils n’aiment pas la France », leur propos ne vise qu’à critiquer les orientations idéologiques et politiques adoptées par le journal sous l’impulsion de ses dirigeants et non les sentiments qu’ils portent à leur patrie, lesquels ne sont pas mis en cause. Ils assurent aussi n’avoir pas voulu porter atteinte à la mémoire du père de Jean-Marie Colombani et regrettent les blessures qu’ont pu lui causer les passages qui y sont consacrés. 

Leur propos n’a pas été, non plus, évidemment, d’imputer un quelconque lien entre Edwy Plenel et la CIA, ni à Alain Minc la poursuite, en tant que président du conseil de surveillance de la SA Le Monde, d’intérêts autres que ceux du journal. Leur intention n’a pas davantage été de mettre en cause l’identité spécifique de la Société des rédacteurs du Monde ni l’exercice en toute indépendance de son pouvoir d’actionnaire de l’entreprise de presse. 

Dans les passages du livre citant les articles du Monde publiés sous la signature d’Ariane Chemin et de Jacques Follorou, journalistes traitant du dossier corse, l’éditeur et les auteurs n’ont pas entendu imputer, à l’une, d’avoir protégé la fuite d’un complice présumé de l’assassinat de François Santoni, à l’autre, d’avoir organisé et protégé Yvan Colonna, soupçonné de l’assassinat du préfet Claude Erignac. Concernant les passages poursuivis par Hervé Gattegno, ils constatent que celui-ci réfute l’intégralité de leurs propos. 

À l’égard de Gabriel Xavier Culioli, auteur de tribunes libres sur la question corse publiées dans Le Monde, l’éditeur et les auteurs assurent n’avoir voulu le présenter ni comme lié aux mouvements clandestins ni comme porte-parole des nationalistes, et corrigent les expressions qui pourraient le laisser entendre. 

Enfin, dans les passages relatifs à la Fédération autonome des syndicats de police, leur intention n’a pas été d’imputer à Bernard Deleplace des infractions pénales dans la gestion comptable du syndicat dont il était dirigeant, mais de rendre compte d’un vif débat public au sein de la Fédération. 

Partageant la conviction que les procès engagés ne sont pas propices à un débat sur la presse et souhaitant dépasser le litige qui les oppose sur les imputations diffamatoires dénoncées, puis sur les réactions des dirigeants du Monde pendant la période de médiation, qui ont blessé MM. Péan, Cohen et Durand, les parties conviennent, à titre transactionnel, des concessions réciproques suivantes. 

Pierre Péan, Philippe Cohen, Claude Durand, président et directeur général de la librairie Arthème Fayard, et la société Librairie Arthème Fayard renoncent à toute nouvelle édition et publication du livre “La Face cachée du Monde”. Les exemplaires composant les stocks existants seront vendus, sans publicité, accompagnés d’un insert reproduisant le texte du présent communiqué. 

Pour les extraits publiés par L’Express, la société éditrice reprend, à l’intention de Bernard Deleplace, les déclarations, assurances et restrictions exprimées par l’éditeur et les auteurs du livre. Les extraits du livre ne feront l’objet d’aucune réédition et figureront avec le communiqué dans les archives télématiques de L’Express

De leur côté, les sociétés Le Monde Partenaires associés, Le Monde SA, Editrice du Monde, la Société des rédacteurs du Monde, Jean-Marie Colombani, Edwy Plenel et Alain Minc, prenant acte des déclarations faites et de l’engagement pris par leurs adversaires, se désistent de leurs actions. Ils ne s’interdisent toutefois pas d’agir en justice à l’encontre de toute publication qui citerait ou reprendrait des passages du livre qu’ils estiment diffamatoires ou injurieux. 

L’ensemble des parties signataires se réserve, en outre, la faculté d’agir en justice au cas où l’une d’elles réitérerait les mêmes attaques. Dans un souci d’apaisement, Hervé Gattegno, Jacques Follorou, Ariane Chemin, ainsi que Gabriel Xavier Culioli et Bernard Deleplace, quoique réfutant en totalité les allégations des auteurs, consentent néanmoins à s’associer au présent protocole. 

Chacune des parties conserve la charge des frais et dépens des diverses instances engagées. 

L’abandon des actions engagées sera annoncé par la publication du présent protocole d’accord, sur lequel les parties s’abstiendront de toute déclaration, de tout commentaire comme de toute polémique au sujet du différend auquel elles entendent mettre fin. »

NB – La première partie de cet ensemble a été conçue et publiée sur le site monbeauparis.net en juin-juillet 2003.

Suivez le chemin…

Monde

par ici…

Poulet

Ou par là…