La loi électorale avait encore besoin d’un complément, d’une nouvelle loi sur la presse

Marx

La loi électorale avait encore besoin d’un complément, d’une nouvelle loi sur la presse. Celle-ci ne se fit pas longtemps attendre. Un projet du gouvernement, notablement aggravé par des amendements du parti de l’ordre, éleva les cautionnements, imposa une estampille supplémentaire aux romans-feuilletons (réponse à l’élection d’Eugène Sue), frappa d’un impôt tous les ouvrages paraissant en livraisons hebdomadaires ou mensuelles jusqu’à concurrence d’un certain nombre de feuilles d’imprimerie, et ordonna finalement que chaque article de journal devait être muni de la signature de son auteur. Les prescriptions sur le cautionnement tuèrent la prétendue presse révolutionnaire. Le peuple considéra sa disparition comme une satisfaction donnée à l’abolition du suffrage universel. Cependant, ni la tendance, ni la répercussion de la nouvelle loi ne s’étendirent qu’à cette partie de la presse. Tant que la presse journalistique était anonyme, elle apparaissait comme l’organe de l’opinion publique innombrable, anonyme ; elle était la troisième puissance dans l’État. La signature de chaque article fit d’un journal une simple collection de contributions littéraires émanant d’individus plus ou moins connus. Chaque article fut ravalé au rang d’annonce. Jusqu’alors, les journaux avaient circulé comme papier-monnaie de l’opinion publique, maintenant, ils se réduisaient à des traites de plus ou moins bon aloi dont la valeur et la circulation dépendaient du crédit non seulement du tireur, mais aussi de l’endosseur. La presse du parti de l’ordre avait, comme elle l’avait fait pour l’abolition du suffrage universel, provoqué également aux mesures les plus extrêmes contre la mauvaise presse. Cependant, la bonne presse elle-même, avec son anonymat inquiétant, était incommode pour le parti de l’ordre et encore davantage pour ses différents représentants de province. À sa place, le parti ne voulait plus que l’écrivain stipendié dont il connût le nom, le domicile et le signalement. C’est en vain que la bonne presse se lamenta sur l’ingratitude dont on récompensait ses services. La loi passa et c’est la prescription de la signature obligatoire qui la frappa avant tout. Les noms des journalistes républicains étaient assez connus, mais les firmes respectables du Journal des débats, de l’Assemblée nationale, du Constitutionnel, etc., firent une figure pitoyable avec leur sagesse politique hautement accréditée lorsque la mystérieuse compagnie se désagrégea tout à coup en journalistes vénaux à tant la ligne (penny-a-liners) qui, dans leur longue pratique, avaient défendu contre espèces toutes les causes imaginables comme Granier de Cassagnac, en vieilles lavettes qui se qualifiaient eux-mêmes d’hommes d’État comme Capefigue, ou en casse-noisettes jouant aux coquets comme M. Lemoinne, des Débats

Karl Marx 

Les luttes de classes en France

IV – L’ABOLITION DU SUFFRAGE UNIVERSEL EN 1850 

p 162 de l’édition des « classiques du marxisme »
des Éditions sociales.