
Que se disent donc les gens qui, dans le métro, semblent perdus dans leurs rêves ?
Wim Wenders et Peter Handke le disent et l’imaginent. Leur film, « Les Ailes du Désir », donne une séquence éloquente de ces monologues intérieurs. À la page 36 du livre qui publie le découpage du film, on lit cette rêverie sur les rêves quotidiens, si quotidiens…
2001. DEMI-ENSEMBLE, intérieur jour (3 sec.)
Le métro qui file en passant tout près de la caméra. On ne distingue que les silhouettes des gens qui s’y trouvent.
2002. PLAN RAPPROCHÉ, intérieur jour, (5 sec.)
Damiel est debout dans le métro parmi les autres passagers. Les pensées d’un homme assis devant lui éveillent son attention, il regarde l’homme.
VOIX INTÉRIEURE DE L’HOMME MAIGRE :
Peut-être qu’elle n’a pas d’argent pour voir un autre docteur, elle en aurait peut-être besoin.
2003. PLAN RAPPROCHÉ à PLAN AMÉRICAIN, intérieur jour (1 min. 18 sec.)
(Travelling et panoramique) La caméra avance lentement dans le couloir central de la voiture, le long d’une rangée de passagers, chacun d’entre eux plongé dans ses pensées.
Voilà déjà quatre ans que je ne l’ai pas vue, deux ans qu’elle est malade… Il faut que j’y aille un jour. Un autre docteur qui pourrait peut-être faire plus…
VOIX INTÉRIEURE DE LA FEMME AU VISAGE RAVAGÉ :
Quand allez-vous prier avec vos propres mots et pour une vie éternelle ? Des traîtres, tous autant que vous êtes ! Des traîtres, des déserteurs, des cadavres de l’existence, vous croyez que je ne sais pas qui vous êtes ?
VOIX INTÉRIEURE DE LA FEMME AUX CHEVEUX BLANCS :
Je l’ai pourtant dit que je ne peux plus faire tout ça. Je fais déjà tellement d’efforts ! Si seulement j’arrivais à marcher un tout petit peu mieux ! Mais voilà, il y a ces petites qui font de l’œil aux hommes et alors maintenant, c’est égal… mais qu’est-ce que je vais faire ?…
VOIX INTÉRIEURE « MAINS NERVEUSES » :
De toute façon, tout ça, c’est de la merde. Pourquoi je vis, en fait ? Pourquoi je vis ? Pourquoi je vis ?
VOIX INTÉRIEURE DE L’HOMME AUX LUNETTES :
Quel a été le premier homme sur le Teufelsberg ? Comment s’appelle le premier qui a traversé le Wannsee à la nage ? Quel est le premier à avoir traversé la ville en diagonale ?
VOIX INTÉRIEURE DE LA FEMME AU KÉPI :
Il faut mettre plus de gens à la retraite. Sûrement encore les vieilles femmes ! Maintenant j’ai enfin l’appartement… Comment je vais payer tout ça ? Le petite pension, elle ne mène pas bien loin. Ah, si seulement j’avais une fois de la chance.
VOIX INTÉRIEURE DE LA FEMME TURQUE :
Je ne sais pas, que faire, toute cette quantité de linge, combien de temps ça va prendre, je ne sais pas. Faut encore aller à la maison, et faire quelque chose à manger, laver la vaisselle, ranger, et puis faire prendre son bain à l’enfant, et alors mon mari va rentrer, faut que tout soit prêt avant, j’ai encore tellement de choses à faire à la maison.
VOIX INTÉRIEURE DE L’HOMME PERSAN :
Tschennin na baschim.
VOIX INTÉRIEURE « MAINS AUX BAGUES » :
Pourquoi ne pas faire un détour, pourquoi toujours tout droit ? Je préfère ne pas faire enlever ma tache de naissance…
VOIX INTÉRIEURE « MAINS CRISPÉES » :
Ton rêve de devenir un saint, tu t’en souviens encore parfois ?
Damiel rentre maintenant lui aussi dans le champ, auprès d’un homme triste, il s’assoit à côté de lui et lui met son bras autour de ses épaules.
VOIX INTÉRIEURE DE L’HOMME TRISTE :
Tu es perdu, mais ça peut encore durer longtemps. Rejeté par tes parents, trahi par ta femme, ton ami dans une autre ville, tes enfants ne se rappellent que tes tics, tu pourrais te gifler en te voyant dans la glace…
Qu’est-ce que c’est ? Que se passe-t-il ?
Je sui encore là ! Si je le veux, si seulement je le veux… Je dois vouloir, et je vais m’en sortir ! C’est moi qui me suis laissé aller, je peux aussi m’en tirer, ce serait drôle. Maman avait raison : « Ne te laisse pas bousculer comme ça ! »
Quelque peu remonté moralement, l’homme relève les yeux et s’assoit également avec un peu plus de confiance en soi. Damiel se recule en souriant avec satisfaction.
SHEILA, LA FILLE DU PERSE (off) :
Mais qu’est-ce qu’il a à la main, le monsieur ?
2004. DEMI-ENSEMBLE (Comme 2001) (1 sec.)
Le métro qui passe.

Peter Handke – Wim Wenders
Les Ailes du Désir
Traduction française : Dominique Petit et Bernard Eisenschitz
Éditions Jade – Flammation – 1987