
Fréquenter l’auditorium de Radio France, voilà sans doute un beau privilège. Plaisir de la musique, plaisir d’être là où se donnent des concerts inoubliables, plaisirs nombreux, redoublés, inattendus peut-être.
Un plaisir d’un autre ordre, réservé aux « happy few », celui que leur procure le privilège lui-même. Participer à la cérémonie en son exact centre et lui donner ainsi toute sa dimension ! Ce sentiment particulier d’appartenir à une catégorie d’individus hors du commun, a été magnifié par les concepteurs de la salle, a été inscrit dans son architecture.
Le public entoure l’orchestre. Cela rappelle, toute proportion gardée, la scène de Molière où les gens de qualité prenaient leurs aises pour mieux entendre, peut-être, pour mieux se montrer en privilégiés, sans doute.
Il se peut que l’acoustique y gagne une qualité particulière. Il se peut aussi que voir le dos contrebassiste jouant sa partition apporte un éclairage sonore qui manquait jusqu’à présent aux mélomanes.
Mais il se peut aussi que les spectateurs qui le voient de face n’en soient pas réellement mécontents. On peut même imaginer que le visage de la soliste chantant une cavatine de Mozart offre une émotion singulière à l’œuvre. Or donc, parmi les privilégiés qui ont pris place, certains sont ostensiblement plus privilégiés que d’autres. Ce qui, après tout, est dans l’ordre des choses. Un rappel d’Ancien Régime, de la société des trois ordres.
La belle astuce de l’architecte ou plutôt du maître d’ouvrage, c’est de démocratiser les privilèges en vendant à prix réduit certaines des quelque mille quatre cents places de l’auditorium. Celles qui vous relèguent à l’arrière de la scène, des musiciens.
Ainsi une élite particulière se forme-t-elle, qui a l’avantage de voir, derrière les chanteurs et musiciens, la foule des privilégiés. Un avantage qui n’a pas de prix.
Cependant, nos spectateurs en chair et en os peuvent ne pas bouder leur plaisir. En dehors de ces considérations qui sans doute ne le touchent que de manière imperceptible, reléguées aux confins de l’inconscient, il savourent la musique qui, elle, rayonne dans un autre espace, dans un autre temps.
Donnons à ce rayonnement le nom qui vient de rejaillir, cent ans après : d’ici, de cette scène, partent des ondes quasi gravitationnelles dont les caresses graves cherchent des oreilles sensibles. Un air qui vibre en ondes sonores ; un espace indéterminé où se propagent des ondes hertziennes ; des millions de tympans effleurés qui émeuvent les cerveaux et les cœurs. Malgré les obstacles les plus endurcis, qui disparaissent, comme par un effet de l’art. Qui écoute ces musiques divines à la radio fait sombrer dans les trous noirs de l’indifférence toutes les fausses supériorités que la société plaque sur des œuvres qui la dépassent.
janvier 1948 – février 2016 – janvier 2019 – janvier 2023