Le nombre dort

93, rue du Bac, septembre 2022

Ankylosé sous les calculs et les chiffres incongrus qui s’accumulent, voici un symbole assailli de toutes parts. J’ai trouvé cette boutique étrange en errant dans « mon beau Paris sans avoir le cœur d’y mourir ». Après être passé rue du Bac, devant l’hôtel où a vécu Chateaubriand jusqu’à y mourir, le phi grec accolé à son approximation comptable : « 1.618 » m’a plongé dans un abîme de perplexité. En français, ce serait « 1,618 » mais ce serait toujours aussi approximatif. Un peu vrai, un peu faux. Juste ce qu’il faut pour rappeler le vieil adage : le diable se cache dans les détails. À la centième décimale ? À la millionième ?

Une autre approximation :

1,618 033 988 749 894 848 204 586 834 365 638 117 720 309 179 805 762 862 135 448 622 705 260 462 818 902 449 707 207 204

Et c’est encore inexact.

Ce « phi » (φ) est un peu comme « pi » (π), puisqu’il désigne un rapport entre des grandeurs qui ne peut s’exprimer par un nombre entier. Pi est plus connu : c’est le rapport de la circonférence d’un cercle à son diamètre. Phi est plus complexe, voire mystérieux. Tellement qu’un nom lui a été donné. Ce nom du nombre, c’est « nombre d’or ».

Comme souvent, la minuscule d’allure cursive séduit plus que la capitale d’imprimerie

Dans ce schéma un peu grossier, le rapport de a à b serait égal au nombre d’or φ (phi) si a était exactement à b ce que a + b est à a. Autrement dit, si et seulement si (a + b)/a = a/b. Cette proportion est encore appelée d’ « extrême et moyenne raison ».

Dans la vie courante, ce φ est traduit-trahi par « 1,618 » comme π l’est par « 3,14 ». Ces nombres sont qualifiés d’ « irrationnels ». φ et π, eux, symbolisent des rapports, des ratios, des raisons. Les traductions représentent, elles, des approximations. Qui sait ? des approximations successives, les fruits des tâtonnement de ceux qui cherchent à décrire le monde aussi exactement que possible. Éventuellement pour le changer aussi parfaitement que nécessaire ?

Ceux qui cherchent… L’architecte qui conçoit un édifice, une maison, qui visiblement tient bien, pour longtemps, et offre le spectacle d’une beauté que tous attendent. Une couturière, un couturier, qui agence les tissus pour que le vêtement tombe bien, soit agréable à porter, à regarder, voire à ôter. Un cuisinier qui assemble des ingrédients issus plus ou moins directement de la nature pour en faire des nourritures humaines. Tous ces arts, toutes ces manières et les autres sont des pratiques où se cherche une sortent de perfection, du moins là où, aux temps où, les humains peuvent exprimer leur recherche de ces pays où « tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ».

Il fallait sans doute un Baudelaire pour dire comment un idéal d’harmonie s’épanouisse au milieu des fleurs du mal, du malheur que les sociétés cultivent.

Et, dans cette élégante rue du Bac, l’enseigne « Phi 1.618 » annonce une « Maison de haute maroquinerie ». J’imagine que l’artisan, l’artiste, suggère qu’il applique, pour fabriquer ses gants, ses sacs à main, portefeuilles tous ces objets, ici de luxe, où la nature peau-de-vache se transmute en culture à fleur de peau. Le voici donc aux prises avec des cuirs, des outils et des règles géométriques grâce à quoi il donnera à la matière l’esprit des harmonies divines. Car il serait étonnant que le nom de la maison ait été choisi seulement pour la beauté du geste et du nombre mais sans se soucier des références pythagoriciennes qu’il implique.

La rue du Bac n’est certes pas la rue des bacheliers, aujourd’hui moins qu’hier. Mais nous ne sommes pas bien loin du quartier latin, de l’École des Beaux-Arts et le poids de l’histoire s’exerce sur chacun des ares de ce territoire aux hectares labourés par tant d’auteurs et d’artistes. Notre maroquinier a peut-être le souvenir des derniers vers des Métamorphoses d’Ovide, dithyrambes à la louange de Pythagore. Mais les proches ministères aussi donnent une clientèle aux fournisseurs de maroquins.

Janvier 1948 – octobre 2022