
Je patiente.
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J’ai le temps. Je vous le donne au moment-même où vous me regardez : vous songez à ces années passées. Vos mouvements vous ont masqué les heures et les jours que vous me donniez à moi, l’immobile réceptacle du temps que vous avez fabriqué. Votre patience introuvable, je l’ai recueillie. Prenez-là et savourez !
Tout est là, pour vous, devant mon front impassible. Vos rires d’enfant, vos jeunes baisers, vos enthousiasmes adultes, vos regrets.
Je vous offre votre vie.

J’ai parfois des nouvelles de la conférence permanente que tiennent mes consœurs de la cour Napoléon, au Louvre. Alignées selon une apparence d’ordre classique, surplombant l’espace offert aux visiteurs du monde entier, elles portent leurs noms, elles. Elles sont pourvues de leur corps tout entier, comme des statues. Et elles parlent, et elles parlent…
Séance du 18 août 2013
P. Puget – « Lis cela, mon garçon »
Ph. de Champagne – « Est-ce là un amour de presse ? »
C. Perrault – « Estimées dix mille francs »
Lesueur – « A ! Ah ! mon garçon, la province est la province, et Paris est Paris […] »
N. Coustou – « Mon fils se serait-il enrichi? »
J. Sarazin – « Qu’as-tu fait de tes banques ? »
G. Audran – « Laisse-moi manœuvrer les Cointet, ne te mêle pas de cette affaire »
N. Poussin – « Au bœuf l’agriculture patiente, à l’oiseau la vie insouciante »
J. Mansart – « Voilà donc ce qu’est André de Chénier ? »
d’Aguesseau – « Monsieur, voici un mémoire […] »
Cassini – « Eve doit être inquiète, adieu »
J. de Brosse – « Plût à Dieu qu’il fût mieux traité que lui »
Dupérac – « Je ne mourrai pas, moi, je vivrai pour vous »
Houdon – « Est-ce bien moi qui vous les ai dictées ? »
Montaigne – « Ma chère, qu’y a-t-il d’extraordinaire à ceci ? »
Richelieu – « Cher petit, plus tôt il se fera, plus vite il sera sanctionné »
A. Paré – « Enfant ! Enfant ! si l’on nous voyait, je serais bien ridicule »
Descartes – «Bonjour, mon fiston »
Lemercier – « C’est un grand malheur »
Lhopital – « Que lis-tu donc là? »
I. Lepautre – « Nous serons tous heureux »
Gabriel – « Si elle a de l’esprit, elle doit bien t’aimer, cette femme ! »
G. Pilon – « Seulement, laissez-moi quelques instants pour m’habiller. »
Clodion – « J’arrive le premier »
Lenôtre – « Vous quittez rarement la ville, monsieur ? »
Coisevox – « Eh bien, monsieur, qu’y a-t-il de nouveau ? »
Keller – « Il se trouve dans Cicéron une page qui semble avoir été écrite pour ce qui se passe de nos jours. »
A. Chénier – « Ma fille a toujours aimé les animaux. »
Marigny – « Il a imprimé ses poésies lui-même. »
J. Cœur – « Ne trouvez-vous pas que la langue française se prête peu à la poésie ? »
Regnard – « Décidément, ce baron est bien spirituel. »
Grétry – « Comprenez-vous ce calembour ? »
C. Lorrain – « Et l’armure de l’archange est une robe de mousseline assez légère. »
J. Goujon – « Il faut être bien aveuglée pour admettre ici et nous présenter ce petit bonhomme. »
Ducerceau – « Vous êtes bien heureux, monsieur »
Massillon – « Et que nous créerez-vous ? »
Mignard – « Comment trouvez-vous notre poète et sa poésie ? »
Amyot – « Il n’y a pas de gloire à bon marché. »
Ph. de Commine – « Entreprenez cela »
Fléchier – « La belle soirée ! l’air est à la fois tiède et frais, les fleurs embaument, le ciel est magnifique. »
Joinville – « Et elle leur délie la langue »
S. Simon – « Vous me glacez le cœur »
Louvois – « Les convenances nous séparent »
Lalande – « Assez, assez »
Lavoisier – « J’avais deviné aussi que vous étiez un de ces inventeurs auxquels il faut, comme mon pauvre père, une femme qui prenne soin d’eux. »
Vauban – « Ne puis-je savoir le secret ? »
Sully – « N’est-il pas temps de lui faire une existence tranquille ? »
Denis Papin – « Pourvu que ton père ne contrarie pas ce mariage ? »
Condorcet – « Voilà les accordailles des gens pauvres. »
Bossuet – « Mon père, je viens vous parler d’une affaire importante »
Voltaire – « Mais elle a ce qu’avait ma mère. »
J. Racine – « Mon père, il me semble que jusqu’à présent je vous ai causé peu de chagrin… »
Bourdalou – « Voilà un jeune homme heureux »
de Thou – « Qui donc est venu ? »
Suger – « Eh bien, je suis trop votre ami pour vous le laisser ignorer. »
Labruyère – « Disposez de moi, je vous le répète. »
S. Bernard – « J’y vais »
Turgot – « Eh bien, allez dans la chambre à coucher d’Amélie »
Mathieur Mole – « C’est bien. À demain. »
Montesquieu – « Un homme de la campagne à qui j’ai entendu raconter les détails avait tout vu du dessus de sa charrette. »
Rousseau – « Allez donc, soyez discret, et trouvez-vous demain soir à minuit à une centaine de pas après Mansle. »
Froissart – « Ne te chagrine pas, tu auras tes deux mille francs. »
Buffon – « Je vous ai suivie en risquant d’avoir une réprimande à l’ administration, car je prévoyais ce qui vous arrive. »
Mazarin – « Vous avez raison, cher ami, mais comment faire ? »
Colbert – « Si je suis votre gloire, vous êtes encore plus pour moi, vous êtes ma seule espérance et tout mon avenir. »
Abailard – « Il a dans le caractère plus de générosité que je ne le pensais »
Malherbe – « Elle était heureuse d’une circonstance qui rapprochait de la famille une personne de qui elle avait entendu parler, et qu’elle souhaitait connaître, car les amitiés de Paris n’étaient pas si solides qu’elle ne désirât avoir quelqu’un de plus à aimer sur la terre ; et si cela ne devait pas avoir lieu, ce ne serait qu’une illusions à ensevelir avec les autres. »
Rabelais – « Je vous accorde volontiers ceci, mais nous vivons avec les personnes et non avec les livres. »
Grégoire de Tours – « J’ai l’air d’un apothicaire, d’un vrai courtaud de boutique ! »
De son éternité d’équilibriste, une pyramide de verre reçoit ces discours, indifférente à la croupe équestre de Louis XIV. Son aura géométrique couvre de sagesse ces vestiges de pouvoirs exercés et d’Illusions perdues.

Je chante, comme le Tiers État, comme les damnés de la terre.
« Nous ne sommes rien, soyons tout ! »
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Je me rappelle ce que je murmurais à l’oreille de ma tendre amie.
Les mots sont vieux ; l’émotion veille.
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J’entends la pharmacienne d’en face vanter les médicaments génériques. Elle n’a pas perçu les dangers que ces succédanés (en allemand : Ersatz) lui font courir, à elle-même, en tant que pharmacienne, au bout de la chaîne de cette industrie.
Je sais quant à moi ce que valent la plupart de ces substituts au rabais. Je sais qu’il ne suffit pas que la « molécule active » soit présente dans le comprimé pour qu’elle soit assimilée par l’organisme vivant du patient et que la galénique a autant d’importance que le principe actif.
Je sais aussi que les gouvernements ont décidé que les génériques sont aussi efficaces que les médicaments princeps, au moment où ils ont voulu trouver une nouvelle source d’économie sur les prestations de l’Assurance maladie. Ces prestations, financées par les cotisations sociales, représentent des milliards qui échappent au circuit capitaliste normal. Dans une société où les possédants ont le pouvoir effectif, il est anormal que de telles sommes échappent à la rotation du capital et que seule l’industrie pharmaceutique et les professions de santé en tirent profit.
La pharmacienne d’en face est dans le collimateur. Elle s’agite sans savoir que le viseur ajuste son tir pour que la santé des banquiers soit préservée.

J’entends ces étudiants parler entre eux et j’attends leur sortie, quand ils seront intégrés à la troupe de l’élite des idéologues. L’école où j’officie, cet Institut d’Études Politiques a gardé le nom de de Sciences Po qui lui assure un prestige dans les cercles de la presse et du pouvoir. Faut-il que je leur dise, à ces jeunes peut-être innocents, comment et pourquoi cette école a été créée ?
Pour autant qu’il m’en souvienne, c’était au lendemain de la défaite de 1870. Certaines têtes pensantes des couches dirigeantes de la France vaincue se sont demandé où résidaient les causes de leur humiliation. Elles ont trouvé le virus dans l’Université. Ses professeurs n’avaient pas assez admiré et chanté la France éternelle ; ils avaient trop cherché une inspiration néfaste dans la philosophie allemande. Kant, Hegel et consorts avaient miné le ressort de l’amour de la patrie.
Il fallait réagir et confier à des gens sérieux la formation de ceux qui, chacun à son poste, engareraient la reconquête : l’Alsace, la Lorraine, la musique, la poésie et la philosophie pourquoi pas ?
Me voici maintenant préposé à la méditation séculaire à l’entrée du « site René Rémond », situé dans la rue de l’Université.

Je contemple cet enfant qui trotte parmi les gens de la rue. Je revois d’autres enfants, d’une autre génération. C’était pendant la guerre d’Algérie. Des morts faisaient partie de leur paysage intime. Ces gamins, pour certains d’entre eux, avaient vu des traces de sang sur le trottoir. Règlement de compte entre MNA et FLN, disait-on.
Il y avait aussi les nuits bleues de l’OAS. Grandes lettres tracées à le peinture persistante, sous mes yeux nocturnes.
Aussi ces annonces à la radio pour les militaires en Algérie. « Pour mon fiancé Francis, à Constantine. Perle de Cristal, par André Verchuren, en souvenir du bal de notre rencontre. Josiane. »

J’ai donné à 008 le permis d’aimer.
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Je suis au centre du monde. Comme moi, il est immobile. Pourquoi irais-je vers ces autres pierres pensives ? Pourquoi irais-je vers ces autres êtres passifs ? Ils s’agitent. Ils ne savent pas. Ils se croient au centre du monde ; ils ne sont qu’au centre de leur propre monde, infinitésimal. Ils se croient actifs ; ils sont conduits par des forces aveugles à accomplir leur destin d’êtres informes. Moi qui les contemple de mon regard fixe, je sais.
Parfois pourtant, venant d’ailleurs, de loin, une idée me frôle. Il y aurait eu un début. Une action. Tout cela vient de la marge ; des damnés de la terre peut-être.
C’est l’érosion. Je résiste.

Je suis cette femme aux talons sonores. De l’oreille, je devine son chemin d’après ma rue.
Je sais aussi d’où elle vient. Le rythme de ses jambes me dit quelle jouissance elle éprouve encore au souvenir des tendresses vives de son amant.
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Je réfléchis.
Tu me regardes mais c’est toi que tu vois. Tu as levé les yeux vers moi et tu ne peux plus échapper à notre dialogue insonorisé. Tu viens de rencontrer ton destin, passé et avenir, que je te présente au point précis où le sablier les sépare.
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Je bois l’eau des pluies séculaires. Enrichies des particules en suspension dans l’air de Paris, elles ont mûri. Voilà le vin qui m’enivre.
Après avoir coulé le long du mur que je protège, les gouttes de ce bordeaux universel me donnent l’esprit vif du spectateur attentif. Les scènes qui se déroulent devant moi, je les connais comme des variantes de bacchanales antédiluviennes : la porte qui s’ouvre sous mon regard fixe est celle de la Villa des mystères.

Je perçois les ondes porteuses sur lesquelles se propagent les plaintes. Sans cesse, elles viennent de partout.
Elles m’expliquent pourquoi ces êtres malheureux se sont inventé un dieu éternel, ubique et unique. Il a toujours été, il sera toujours à leur disposition, partout. Ce dieu reçoit les confidences, seul, car nul ne veut qu’elles soient connues de tous et en totalité.
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Je défile dans le regard de ces gens qui traversent l’Île Saint Louis. Ils me voient comme un des vestiges d’une Histoire qu’ils se complaisent à admirer. Ils se voient ainsi comme l’aboutissement des millénaires et des siècles mais leurs yeux ne savent pas discerner leurs propres pesanteurs, eux qui ne sont encore que des acteurs de la préhistoire de l’humanité. Des acteurs passifs. Des passeurs ?
Passant devant moi, il vont se prosterner devant l’hôtel Lambert, en énième reconstruction. Désormais possédé par un dignitaire du Qatar, il a subi au milieu de l’année 2013 un incendie dont les autorités ont affirmé qu’il n’avait pas détruit l’essentiel.
Pourtant, si les descendants des Cathares ont mis le feu, ils avaient leurs raisons. Jusqu’où la cécité des spectateurs les fera-t-elle tomber, de cataracte en cataracte ?

Je résiste aux émanations corrosives qui accompagnent les paroles échangées dans ma rue. Si bêtes, si grossières, si soumises, si veules.
D’ailleurs, sont-ils échangés, ces mots de la bassesse permanente ? Émis, tout au plus, comme une miction.
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Je cherche (sur l’horizon que forment ((sur plan essentiel à Paris qui sépare le plafond du rez-de-chaussée du plancher du premier étage des immeubles (((innombrables))) qui peuplent son beau Paris)) tous les regards de mes consœurs pensantes), l’étincelle minérale qui jaillira de mon âme sœur.
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Je joue à la marelle avec les enfants.
Où donc ont-ils pris cette pierre de calcaire pour tracer des cases inégales, idéalement numérotées pour inventer une Terre et un Ciel ?
D’où leur vient cette boîte de métal sonore, poussée d’un pied risqué, du 7 au 8 ?
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J’ai entendu l’autre jour des chants et des psalmodies lancés par la sono d’une camionnette de l’UNEF. Des apprentis de ce Centre de Formation des Apparatchiks (CFA) lançaient des mots d’ordre aux jeunes rassemblés autour d’eux, à l’occasion d’une manifestation. Les objectifs généraux de l’action, déterminés par les syndicats ouvriers, leur étaient visiblement très mystérieux. Mais l’important n’était pas là.
Un des leitmotive de ces jeunes cadres dynamiques m’a bien amusé. « Motiver ! Motiver ! Il faut se motiver ! », sur l’air d’une chanson en vogue. Belle manière de dire aux auditeurs que eux, futurs hommes et femmes d’État, considèrent que si les jeunes sont là, c’est visiblement pour des raisons qu’ils ne connaissent pas et qu’ils à ce point démotivés qu’il est nécessaire de les rappeler à l’ordre. En écoutant leurs futurs directeurs de consciences, ils sauront enfin qu’ « Il faut se motiver ! ».
Quant aux jeunes, ils ne prennent même pas la peine d’analyser les fadaises haut-parlées. Ils sont là et manifestent.

J’écoute cet homme qui me raconte ses évasions. Quand il est ivre dans la nuit, il marche.
L’air avive ses sens et calme ses angoisses. Le rythme de ses pas imprime une musique intime à son métabolisme désarticulé et la liberté guide ses pas. Il dédaigne les taxis qui rôdent. Il voit les lumières des étages silencieux à trois heures du matin. Il vit, alors, d’une vie qui lui appartient.
Des souvenirs coulent facilement. Au milieu des vignes du Bordelais, sous la pleine lune, à deux côte à côte, son amoureuse l’aimait encore et il marchait sans savoir. Ici, les réverbères font briller les trottoirs humides d’une beauté qu’il faut savoir explorer. Reflets. Miroirs allongés. Éclats de ville au milieu des étoiles couchées sur le bitume. Ce naufragé civil me raconte, en titubant sur place devant moi, comment il perçoit les murs, construits spécialement pour lui et ses semblables, ivrognes, sur ordre de la coordination nationale des viticulteurs et maçons réunis pour porter secours à l’économie du pays et, surtout, pour fournir un appui secourable aux buveurs perdus.
Il y a parfois, quand la marche reprend et le discours avec elle, des traces de littérature, de musique. Aussi des sédiments de sentiments laissés là dans son âme par des femmes.
La nuit, Paris, l’alcool, les femmes. La littérature, les chansons, les poésies se bousculent aux portes de la mémoire et de la vision du monde de mon zigoto, dans ces moments-là, qu’il me raconte de sa voix hésitante. Les femmes. Elles dansent sur le comptoir, sous les projecteurs, près des yeux fêtards. Bières, alcools encore, jeunes filles à la veille de leur mariage. Récit fredonné de danseuses dénudées, admirant dans les miroirs leurs poses savantes et incomprises.
Mais factices.
Marizibill fut-elle plus réelle ?
L’histoire aussi d’une compagne du zinc nocturne qui l’a entraîné. Il me raconte comment dans un taxi elle lui a montré sur son téléphone une vidéo lubrique. « C’est Ben Laden, lui dit-elle, qui prend une Française en levrette. »
Et Ostende, avec ces « présences féminines qu’on veut s’payer quand on est saoul » ? Est-elle plus dépravée que mon beau Paris la nuit ?
Mon noctambule me dit aussi que pendant sa virée, Dylan est dans sa tête, qui lui demande « How does it feel ? », mais il m’assure ne pas être concerné.
Il ne s’étonne pas de voir, sur un bouche de métro, à la chaleur, un sans-abri qui a trouvé le sommeil. Que la nuit les protège.
Ses talons sur le macadam chantent la musique simple de la solitude.
Ce type, en ses cent-pas ébrieux me parle maintenant d’un Jean-Pierre Brisset. C’est, me dit-il, l’inventeur d’un système d’explication de l’histoire des langues, des hommes et du monde à partir de phrases simples comme « Qu’est-ce que c’est que ça », qui serait la première question de l’homme, celle qui en définitive est à l’origine de toutes les découvertes et de toutes les philosophies. Elle aurait été posée par le premier homme qui, voyant son sexe ou celui de son semblable, s’interroge et pose la question primale : « Qu’est-ce que sexe a ? ».
Je comprends mieux les errances de mon perdu de la nuit qui, non content de chercher la vérité dans le vin et les alcools, la cherche, évidemment nue, dans le puits insondable du sexe de la nuit.
Le voilà qui me demande : « La chapelle sixtine contrepète-t-elle ? La chapine sexe-t-elle ? ».
Celles qui tapinent, me dit-il, l’étourdissent autant que les vapeurs éthyliques. « Le grand instinct de la combustion s’empare des rues où elles se tiennent », déclame-t-il comme pour me rappeler qu’André Breton lui aussi a été sensible à cette nuit habitée d’une vie en attente, de la « pensée inappliquée » des veilleuses des trottoirs.

Je te parle de toi. Tu m’entends si peu. Tu retiens mon cri, à peine né de ma stupeur.
Que fais-tu donc ici ? Ces portes qui t’invitent à entrer ne te veulent rien de bon mais tu passes outre à mon avertissement muet. Le porche te conduira à un escalier monumental que tu prendras, le cœur battant, dans le silence de ta solitude aventureuse. Tu ne rencontreras là que tes rêves déchus. C’est ce que je désire pour toi ; ton enthousiasme maladif pourtant leur rend une présence frémissante. Tu me fais mourir encore.

J’entends encore la voix d’Elsa de Brabant chantant pour Lohengrin.
« Mich glüklich soll ich preisen, nimmt er mein Gut dahin,
Will er Gemahl mich heißen, geb’ich ihm, was ich bin ! »
« Je me dirai heureuse s’il accepte mon bien,
S’il veut m’appeler sa femme, je lui fais don de ce que je suis ! »

Je compatis aux douleurs qui accompagnent l’errance existentielle de ces fidèles. Un rameau à la main, ils sortent des églises. Éternellement contrits et temporairement libérés de leurs péchés.
Depuis des siècles, j’entretiens une controverse avec de prétendus libres penseurs qui n’admettent pas qu’on puisse croire au bon dieu. Qui sont-ils donc pour dire ce qu’il faut croire ou ne pas croire. Pour dire qu’il faut admirer Breton et pas Magritte ou Gracq ou Jarry ? Car enfin ce qui compte parmi tous les fluides qui circulent dans les têtes, n’est-ce pas aussi l’émotion, esthétique souvent, religieuse parfois, amoureuse toujours ?
Et ces péchés sur quoi se fonde la puissance morale du clergé ? À l’origine, le péché, c’est, pour un archer, le fait de manquer sa cible. Rien à voir avec cette culpabilité originelle et universelle qui fait de mes frères humains, pris dans les rets des prêtres, des brebis sans cesse égarées.
Car, comme chacun sait, les brebis s’égarent heureusement.

Je me tiens près de la Cour des Comptes, rue …
Mes regards cependant portent au loin, sur tout Paris où cheminent les quêteurs à la recherche de monnaie pour le business de la charité. Ils conquièrent des territoires de plus en plus étendus, à mesure que les institutions administrées par l’État désertent les missions qu’elles devraient remplir.
Une litanie me berce sans fin. La ritournelle toujours relancée commence parfois avec ces dignes confréries :
Les petits frères des pauvres ;
Secours catholique ;
Secours islamique de France ;
Secours populaire ;
Solidarité laïque ;
Apprentis d’Auteuil ;
Sidaction ;
Téléthon ;
Handicap international ;
Association pour la recherche médicale ;
Médecins sans frontières ;
Médecins du monde ;
Pharmaciens sans frontières ;
Fondation de France ;
Restos du cœur ;
Fondation Abbé Pierre ;
Action pour les orphelins roumains ;
Fondation Mouvement pour les villages d’enfants ;
SOS Villages d’enfants ;
Ligue contre le cancer ;
Fondation ARC pour la recherche sur le cancer ;
Fondation Raoul Follereau ;
La croix rouge ;
L’armée du salut ;
Association sœur Emmanuelle ;
Partage ;
SOS Sahel ;
Association des paralysés de France ;
Perce neige ;
Vaincre la mucoviscidose ;
Institut Pasteur ;
Fondation 30 millions d’amis ;
Planète urgence ;
Fondation France Alzheimer ;
La chaîne de l’espoir ;
Action contre la faim ;
Association française des diabétiques ;
Terre de liens ;
La voix de l’enfant ;
Association Petits princes ;
Greenpeace ;
Fédération française de cardiologie ;
France Parkinson ;
Oxfam France ;
Emmaüs international ;
Aide à l’Église en détresse ;
Fondation Jérôme Lejeune ;
Fondation Brigitte Bardot ;
Société Protectrice des Animaux …

Je pense à mes amies des capitales de l’ « Europe aux anciens parapets ». Bruxelles, par exemple. Et Vienne. Et tant d’autres.
Et je me dis que le Congrès de Vienne de 1815 a servi de modèle au traité qui, signé à Rome au lendemain d’une autre guerre, est désormais symbolisé par Bruxelles, la ville où veut régner la Commission Européenne.
Sorte de secrétariat de l’Union Européenne, elle assiste avec tout l’apparat servile autant que ridicule des valets de comédie, le véritable organe de décision qu’est le Conseil Européen. Tous les six mois et plus si affinités ou crise particulière, les chefs d’État et de gouvernement se réunissent pour mettre au point des compromis boiteux et provisoires, des trêves dans la guerre économique qui se livre dans l’Union entre les États qui en sont membres. Ces grands chefs tentent d’appliquer le précepte de Clausewitz : « La guerre est un tout organique dont les divers éléments sont inséparables et où toutes les actions isolées doivent concourir au même but et être dirigées par une même pensée qui ne peut être que politique […]. La politique, […] qui représente tous les intérêts de l’ensemble d’une société, se sert de la guerre comme d’un instrument qu’elle prend, qu’elle pose et qu’elle reprend ».
Comme un Congrès de Vienne permanent, institutionnalisé, l’Union Européenne poursuit une guerre économique maîtrisée par la diplomatie. Les États organisent entre eux et entre les entreprises de leur ressort, une « concurrence libre et non faussée ». Là sont les conflits, latents ou patents. Pour le reste, ils se mettent d’accord, autant que possible et plus facilement, pour ôter à leurs peuples les acquis sociaux et démocratiques qui gênent le business.
D’accord aussi pour, en même temps, leur ôter leur droit à disposer d’eux-mêmes, comme on l’a vu de manière sombrement éclatante en 2005 en France et aux Pays-Bas, quand le refus populaire du Traité Constitutionnel Européen a provoqué son acceptation et sa mise en œuvre, sous le nom de Traité de Lisbonne, par des Parlement faillis.
Et je pense à ces capitales qui, toutes, à un moment de leur histoire, ont vu le peuple se soulever. Et je me demande quand, de nouveau, les pierres et les pavés voleront.

Je m’impatiente à voir tous ces passants tranquilles. Ils baguenaudent, déambulent alors que j’attends depuis si longtemps que la rue se libère. Mais rien ne les presse. Ils parlent, se sourient, fument des cigarettes sur le trottoir depuis que c’est interdit dans les cafés et les bureaux, leurs verres de bière à la main, ils s’indifèrent de mon attente fébrile.
Ils ont aussi leurs téléphone à l’oreille et tiennent des conversations que je devine futiles alors que mon heure approche, que je risque de n’arriver que lorsque le guichet sera fermé.
Ils font chacun dix fois, vingt fois le même geste inutile. Ils font chacun dix fois, vingt fois le même geste inutile.

Je suis en relation permanente avec une de mes consœurs de la rue des Italiens. Vous savez, celle qui est à l’angle, en face de la porte de l’ancien siège du Monde. L’ancien siège du monde ! Passons. Elle m’a raconté qu’une de ses copines veille aux entrées chez lui d’un ancien directeur du grand quotidien. Un ancien directeur du monde ! Passons. Pourquoi pas un homme du monde !
Il s’appelle Fottorino. Éric Fottorino. Il a écrit un livre intitulé « Mon tour du Monde ». Passons. Et dans ce livre, il écrit des réflexions sur son passage dans l’illustre quotidien du soir. « “Le Monde coûte son prix plus l’effort de le lire”, observait Beuve-Méry, à qui on prêtait cette injonction : “Faites chiant !”. En réalité, le mot était du patron du Temps, le journal des “maîtres de forge”, interdit à la Libération pour faits de collaboration. »
Un décodage, si vous voulez ?
Beuve-Méry, c’est le premier directeur du Monde. Dieu le père. Passons. Le Temps, c’est le prédécesseur du Monde. Imaginez un peu les discussions sans fin sur ce vaste sujet : le temps a-t-il oui ou non précédé le monde ou l’univers ou le cosmos ? Passons.
Toujours est-il que Le Monde a beaucoup pris au Temps. D’abord les locaux de la rue des Italiens, ensuite le format et l’allure générale, jusqu’à la typographie du titre, le fameux gothique qu’il arbore encore aujourd’hui. Et donc, selon Éric Fottorino, la recommandation permanente de Beuve aux journalistes “Faites chiant !”. D’après ma copine, les journalistes du Monde ont toujours été très obéissants.
Sans doute cette consigne n’avait-elle aucun rapport avec une exigence esthétique. Peut-être une attitude de contrition propre à la culture cléricale. Plus sûrement avec la volonté de se distinguer des autres journaux, considérés comme frivoles, comme exprimant des préoccupations grossières. En faisant chiant, on affichait une distinction compassée qui permettait de passer en contrebande toutes les grosses marchandises difficiles à annoncer dans des titres limpides. En somme, en faisant chiant, ils se demandaient bien parfois s’ils ne faisaient pas de la merde.

Je lis, sur l’écran que je tiens en permanence devant mes yeux et que sa transparence d’écran moderne vous empêche de voir, de savantes études, écrites par des sommités des sciences politiques. Je m’étonne que tant d’entre elles montrent une admiration sans bornes pour l’héritage de Guy Debord. L’inventeur d’une expression brillante, « la Société du Spectacle » est de nos jours élevé au rang de penseur indépassable des travers du monde où vivent ces chers passants qui marchent dans ma rue, autrement intéressants que ces pauvres auteurs de pauvres conjectures.
Je m’amuse de voir comment ce littérateur a adapté à son époque le fameux ouvrage de Marx et d’Engels, L’Idéologie allemande, avec une certaine rouerie, mais en respirant à plein poumons l’air de son temps, chargé de signes avant-coureurs. Avec son pastiche, Debord participait à l’ébullition qui agitait le Quartier Latin, où des cercles étudiants remettaient en cause l’hégémonie du Parti Communiste sur l’Université, ou du moins sur certains intellectuels de gauche.
Aujourd’hui, le « concept » de société spectaculaire a acquis la stature du lieu commun. Mais ceux qui l’utilisent ont oublié, s’ils l’on jamais su, que Debord était surtout un chercheur désespéré de formes nouvelles. Son malheur a voulu qu’un célèbre palindrome lui fût un jour attribué, peut-être avec sa complicité, sous prétexte qu’il en avait fait le titre d’un film : « In girum imus nocte et consumimur igni ». L’auteur réel n’a pas été retrouvé, mais le sens, « Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu », dit bien l’état d’esprit de Debord, surtout pour les latinistes éprouvés qui peuvent le lire dans les deux sens.
Ceux qui écrivent sur mon écran en évoquant cette société du spectacle comme explication universelle des mouvements d’une société dont les ressorts leur échappent montrent bien qu’ils se considèrent, eux, comme des spectateurs.
Moi qui suis voué au destin d’une pierre pensive, je suis bien placé pour vous dire ce qu’est le spectacle de la rue et ce que révèle de comique le regard de ceux qui s’installent à leur balcon et croient y vivre.

Je sonde en permanence l’aplomb inébranlable des chefs des entreprises de sondage. Je sais que je n’en atteindrai jamais le fond.
Un passant rêveur m’a l’autre jour rappelé, alors que je savourais avec bienveillance les aventures où se délectait son cerveau appliqué à ses tourments légers, une lettre d’Henri Poincaré, oubliée ou enfouie, pour le malheur des gens raisonnables.
« En un mot, écrivait le mathématicien philosophe en 1904, le calcul des probabilités n’est pas, comme on paraît le croire, une science merveilleuse qui dispense le savant d’avoir du bon sens. C’est pourquoi il faudrait s’abstenir absolument d’appliquer le calcul aux choses morales. »
Cette conclusion prend toute sa valeur quand on se souvient que les « choses morales » dont il est question ressortissent en fait aux « sciences morales ». C’est de vocable qu’on prenait à l’époque pour désigner les sciences sociales.

Je n’y comprends rien.
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J’ai pu rien dans l’accordéon.
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Je.
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J’oublie mes jubilations. Je les ai déposées à l’abri de ce qui s’agite. Là, libres de vivre leur vie mouvementée, elles me laissent jouir du présent immobile que m’offre la ville. Je les sais disponibles.
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J’espionne l’ambassade d’Allemagne, en face, depuis bien longtemps… Tous ces gens qui entrent n’imaginent pas la haine que je nourris pour ce pays. Ils sont peu, sans doute à se rappeler, s’ils l’ont jamais connu, le programme énoncé en son temps par Bismark, celui qui promettait « le fer et le sang ».
J’entends les réflexions ironiques des Parisiens. Ils se disent que les guerres, qui se sont faites au nom des peuples, provoquent la ruine des peuples, les assaillis comme les assaillants. Et ils me brocardent, moi le chauvin.
Mais je persiste dans mon attitude, mon choix esthétique. J’entretiens ma joie intérieure, ma vitalité qui, sans mon cher ennemi, aurait déserté mon triste cerveau. Pour animer ma quête morbide je ressasse des discours angéliques et j’arme ma vengeance idéale.
« L’Allemagne n’admire pas le libéralisme prussien, mais sa puissance. La Bavière, le Wurtemberg, le pays de Bade peuvent bien laisser le libéralisme se développer, ils n’obtiendront pourtant pas le rôle de la Prusse. La Prusse doit rassembler sa force, faire bloc et attendre le moment favorable qu’elle a déjà manqué plusieurs fois dans le passé. Les frontières du Congrès de Vienne ne sont pas favorables à un fonctionnement sain de l’État. Ce n’est pas par les discours et les votes à la majorité que les grandes questions de notre temps seront décidées – ce fut la grande erreur de 1848 et 1849 –, mais par le fer et le sang. »
Otto von Bismarck, 30 septembre 1862.
Extrait du discours devant la Commission du budget du Parlement de Prusse.

Je m’amuse au spectacle que donnent des éditorialistes renommés. Surtout ceux qui prennent la pose de l’homme d’État. Courageux comme ces généraux de la Grande Guerre qui avaient l’audace d’envoyer d’autres, leurs soldats, à l’assaut des lignes ennemies. Et mourir.
Si courageux, si intrépides, ces journalistes, si savants qu’ils méprisent leurs lecteurs. Mais ces lecteurs n’adorent, eux, ni les présidents ni les ministres, premiers ou derniers.

J’accompagne par l’esprit ces gens que je vois entrer et sortir de l’église d’en face. Leurs ancêtres, si lointains, ont inventé des dieux puis un dieu.
Ils se se libéraient alors, aux prix millénaires de souffrances épuisantes, des aveuglements provoqués par les maudites contraintes du froid et de la faim. Leurs efforts étaient surhumains ; ce dépassement leur a donné la faculté de voir au delà. Au delà des arbres et des animaux qui les entouraient étaient les astres et leurs mouvement étranges.
Au delà de demain était la vie de leurs enfants et les jours et les mois et les années dont les astres annonçaient le retour et l’envol.
Ils ont inventé les dieux qui leur ont expliqué, qui leur ont donné les mots pour raconter ces histoires de lunes qui revenaient, de fleuves qui coulaient vers la mer.
Ces mots, les hommes eux-mêmes les avaient trouvés en chemin, émerveillés. Ils allaient si loin, ces mots, ils étaient si affranchis des contraintes immédiates du temps présent et de l’espace confiné, qu’ils conquirent dans les cœurs l’aura divine du plaisir de comprendre et de dire.
Les dieux furent ces paroles. En ce sens, au début était le verbe : au début de l’histoire.
Passé le temps magique de l’invention, vinrent les héritiers. La longue théorie des exégètes, ceux qui ignoraient les fulgurances premières. Ce furent progressivement les clergés qui, incapables d’éprouver l’enthousiasme des explorateurs premiers des mystères, se sont élevés au-dessus de leurs semblables en imitant l’apparence de leurs maîtres et en usant de coercition envers le peuple qui ressentait leur insincérité foncière.

J’étais à l’écoute, avant et après le coup d’État de Pinochet au Chili, le 11 septembre 1973. J’ai vu l’autre jour, par-dessus l’épaule du locataire du troisième étage, une dépêche de l’Agence France Presse où sont rapportées certaines conversations, enregistrées à la Maison blanche, entre des personnages placés à l’époque à la tête des États-Unis d’Amérique du Nord. Cette dépêche rend compte exactement de ces conversations si lourdes de morts et de désespoirs.
1970
Kissinger (conseiller à la sécurité nationale puis secrétaire d’État) au directeur de la CIA, Richard Helms, après l’élection de Salvador Allende : « Nous ne laisserons pas le Chili partir à l’égout ».
1971
(Après que le Chili eut décidé de ne pas dédommager les entreprises américaines lors de la nationalisation du cuivre)
Nixon (président des États-Unis de 1969 à 1974) au secrétaire au Trésor, John Connally : « J’ai décidé que nous allions sortir Allende […] C’est un ennemi […] Tout est permis au Chili. Foutez-lui un coup de pied au cul, OK ? »
Juillet 1973
(Deux mois avant le coup d’État)
Nixon : « Je crois que ce Chilien pourrait avoir quelques problèmes ».
Kissinger : « Il a de gros problèmes […] ».
Nixon : « Si seulement l’armée pouvait trouver quelques personnes derrière elle ».
16 septembre 1973
(Cinq jours après le coup d’État)
Kissinger : « L’affaire au Chili se concrétise et bien sûr la presse se lamente parce qu’un gouvernement pro-communiste a été renversé […] C’est-à-dire, au lieu de se féliciter… Sous le gouvernement de Eisenhower, nous serions des héros ».
Nixon : « Bon, nous ne l’avons pas fait, comme vous savez, notre main n’apparaît pas ».
Kissinger : « Nous ne l’avons pas fait. Ou plutôt, nous avons aidé […] nous avons créé les meilleures conditions possibles ».
Nixon : « Voilà, et c’est comme cela que nous allons le présenter ».
Octobre 1973
(mémorandum d’une réunion au département d’État)
Kissinger : « Aussi désagréables que soient ses actes, le gouvernement [de Pinochet] est meilleur pour nous que ne l’était Allende ».

Tu me regardes et tu m’as choisi parmi tous les mascarons absents de la ville. Tu sais que je suis le deuxième centre de ton monde. Tu te rappelles comment Hypathie a inventé le cercle à deux centres, cette ellipse dont le nom est devenu celui des fulgurances inventives. C’est du moins ce que tu as vu dans cet étrange film, Agora, qui montre une héroïne qui, au Ve siècle après Jésus-Christ, à Alexandrie, tente de résoudre les contradictions qui apparaissent dans les théories des mouvements des astres.
Sur le bitume, tu traces avec un morceau de plâtre pris dans des gravas cette marelle primordiale des rapports entre la femme et l’homme. C’est le schéma de toute conception du monde, rationnelle et émotive.
Tu t’aperçois un jour que ce dessin a été prévu par André Breton : « la courbe blanche sur fond noir que nous appelons la pensée ».
Tu te souviens aussi de ma main éternelle caressant tes cheveux d’enfant. C’est ce mouvement d’amour qui est la source de ta conscience de toi-même. Chaque cheveu, ému par mes doigts, faisait vibrer sa propre racine. Alors une marée parcourait tout ton corps, envahissant progressivement toutes ses plages intimes par les mille et un canaux des nerfs, des vaisseaux du sang, du réseau lymphatique.
Un jour, des récepteurs ingénieux, sensibles, sympathiques, objectiveront les ondes électromagnétiques et les particules élémentaires qui sont associées à ces invasions essentielles : celles qui donnent sa forme sensible à un être humain.
Un petit Robert donne une définition bien simple de l’ellipse comme figure géométrique : « Courbe plane fermée dont chaque point est tel que la somme de ses distances à deux points fixes (appelés foyers) est constante ». Il donne cet exemple d’utilisation du mot : « Les ellipses que décrivent les planètes ».
L’Encyclopædia Universalis ne saurait se satisfaire de cette vulgarisation.
Voici ce qu’on y trouve quand, dans sa recherche, on a éliminé les domaines du cinéma et de la rhétorique pour approcher la cosmologie et les conceptions de la Grèce antique :
« Le système habituellement adopté est d’abord celui des sphères homocentriques, dû vraisemblablement à Eudoxe de Cnide, système dans lequel chaque planète est fixée à une sphère mobile centrée sur la Terre. Pour Eudoxe, le mouvement indépendant de chaque sphère détermine celui de la planète. Pour Aristote, l’existence d’un univers plein exige la présence de sphères intermédiaires compensatrices.
L’époque hellénistique (IIIe siècle av. J.-C.-Ier siècle apr. J.-C.) voit une prolifération considérable des systèmes du monde.
Tandis qu’Aristarque de Samos développe les conséquences d’une hypothèse héliocentrique (IIIe siècle av. J.-C.), la plupart des astronomes s’attachent à modifier le système des sphères homocentriques, système trop rigide pour rendre compte des apparences mieux conçues.
Ces apparences montrent en effet que les planètes ne peuvent rester toujours à la même distance de la Terre, centre du monde. Pour interpréter ce fait sans lui sacrifier le dogme du mouvement circulaire parfait, il faut supposer que le centre des cercles – centre éventuellement mobile – peut être différent de la Terre, qui demeure néanmoins le centre du cosmos.
On parvient ainsi à expliquer le mouvement apparent des planètes sur la base de trajectoires élémentaires circulaires (épicycles) centrées sur un point fictif distinct de la Terre. Ce point peut décrire lui-même un cercle (déférent), soit dans le même sens que celui de la planète (épicycle direct, ), soit dans le sens contraire (épicycle rétrograde). »
En cherchant plus loin, tu tombes dans les coniques
« Mathématicien grec de l’école d’Alexandrie, Apollonios de Perga est né probablement vingt-cinq ans après Archimède (donc vers 262 avant Jésus- Christ) et est mort sous le règne de Ptolémée IV (environ 222 – environ 205 avant Jésus-Christ).
La renommée de son ouvrage principal, le Traité des sections coniques, lui valut le surnom de Grand Géomètre. Le traité se compose de huit livres : les quatre premiers nous sont parvenus dans leur texte original grec ; les trois suivants restèrent inconnus en Europe jusqu’au milieu du XVIIe siècle, date à laquelle une traduction arabe, écrite vers 1250, fut découverte ; le dernier livre n’a jamais été retrouvé. Les livres I à IV contiennent peu de découvertes nouvelles par rapport aux connaissances de l’époque, mais en sont l’exposé complet et systématique.
Dans le livre I, Apollonios montre que les coniques sont issues d’un même cône ; il introduit les noms d’ellipse, d’hyperbole et de parabole ; il utilise une sorte de système de coordonnées, le diamètre servant d’axe des x et une perpendiculaire d’axe des y. »

J’ai vu, calcaire, la mer et ses vagues et ses fonds. J’ai sédimenté les pensées de l’humanité souffrante et les algues incertaines. Vous marchez sous moi désormais, sans savoir que je veille sur vous et sur les seuils que vous franchissez.
La houle que forme votre foule, je la chevauche en capitaine des destins. Sous mon regard s’ordonnent vos atomes et vos molécules, vous les marcheurs dont le flux anime la rue où je règne. Vos pas obéissent à vos désirs et à mes desseins.

J’ai entendu chanter Wolf Biermann.
« Ach, kluge Kinder sterben früh ».
Je crois que cela veut dure que les enfants intelligents meurent tôt. Il a tellement raison… Je suis mort si souvent.
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J’écoute la plainte éternelle de Salomé. Portant la tête sans pensée de Jean le Baptiste, Iokanaan, elle lui chante sa lamentation vengeresse.
Mon amie attentive, celle qui veilla sur Oscar Wilde, m’a si bien dit un jour ses misères d’homme, d’artiste. Sa misère, son amour, sa crainte des femmes, que j’ai fini par comprendre comment ce mécréant a fait de Salomé sa prêtresse des religions maléfiques.
Un autre mascaron méditatif, installé en face de la demeure bourgeoise d’un dandy, m’a parlé au moyen des systèmes de vibrations propre aux immeubles d’ici. Il était intarissable sur le parisien d’alors qui, en face, jouait le scandaleux pour le plaisir de bons mots. C’était un auteur.
Au petit matin d’une nuit de grande débauche. Rêverie. Chemin tortueux, à la rencontre des évocations et des drames. Des fragments de mémoire se rassemblent autour de moments de grâce de l’enfance, quand sa tête d’ange attirait les mains caressantes des femmes. Chacun des cheveux, effleuré par des doigts tremblants, conduit la caresse comme une antenne conduirait une onde de plaisir. Chacune de ces fibres vivantes rejoint, par tout un réseau de méridiens physiologiquement incertains, un des endroits secrets de son corps où naît une jouissance, la plénitude du sentiment d’être là, disponible pour se joindre au flot universel de la vie.
Qu’est-ce donc que la tête d’un homme quand les mains d’une femme la tiennent, au sommet d’un désir perdu ?

Je transcris pour mon propre plaisir les ondes que m’envoie mon amie du quai de la Seine, celle qui veille sur le Bel Canto, ce restaurant qui a eu l’idée de faire chanter des artistes à l’aube de leur carrière devant des dîneurs crépusculaires.
C’est l’air de Chérubin, qu’elle écoute en ce moment-même.
« Voi che sapete che cosa è amor,
donne, vedete s’io l’ho nel cor.
Quello ch’io provo vi ridirò,
e per me nuovo, capir nol so.
Sento un affeto pien di desir,
c h’ora è diletto, ch’ora è martir.
Gelo, e poi sento l’alma avvampar
e in un momento torno a gelar.
Ricerco un bene fuori di me,
non so ch’il tiene, non so cos’è.
Sospiro e gemo senza voler,
palpito e tremo senza saper ;
non trovo pace notte né dì,
ma pur mi piace languir così.
Voi che sapete che cosa è amor,
onne, vedete s’io l’ho nel cor.
Quello ch’io provo vi ridirò,
e per me nuovo, capir nol so. »
Et je sais ce qu’il chante.
« Vous qui savez ce qu’est l’amour,
Voyez, madame, s’il est dans mon cœur !
Je voudrais vous dire ce que j’éprouve,
Mais c’est si nouveau que je ne puis le comprendre.
Je ressens une langueur pleine de désir,
Parfois douleur, parfois plaisir,
Je suis de glace, quand soudain mon âme s’enflamme,
L’instant d’après me revoici de glace.
Je recherche un trésor en dehors de moi-même,
Je ne sais qui le tient, j’ignore ce qu’il est.
Je soupire et je gémis malgré moi.
Je tremble et je palpite, sans savoir pourquoi.
Je ne trouve le repos, ni le jour ni la nuit.
Cependant il me plaît de languir ainsi.
Vous qui savez ce qu’est l’amour,
Voyez, madame, s’il est dans mon cœur.
Je voudrais vous dire ce que j’éprouve,
Mais c’est si nouveau que je ne puis le comprendre. »
Quand Mozart a composé ses Noces de Figaro, quand il en a demandé le livret à da Ponte, tout le monde a cru qu’on aurait une adaptation du Mariage de Figaro de Beaumarchais. En réalité, au moins pour cette Canzona, tout s’est passé autrement.
J’ai vu, au premier étage de l’immeuble d’en face, ce jeune homme ému et la comtesse. Belle. Désirable. Troublée par le jaillissement du désir de cet homme devenant homme devant elle.
Alors elle a réchauffé ce cœur glacé. Alors elle a apaisé les tourments de Chérubin, qui étaient les siens, enfin retrouvés.
Je ne dirai rien des liturgies qui ont été enseignées et apprises là. Ceux qui écoutent Mozart avec leur cœur éternel savent ce que je leur dis.

J’ai écrit un jour une lettre à une artiste de renom.
« Je désire que vous exécutiez le portrait de Madame M. Vous utiliserez toutes les ressources que le modèle peut apporter à votre art. Si le nu vous semble le plus prometteur, vous saurez la convaincre que votre création y trouvera une dimension nouvelle et que, si cela lui convenait, elle éprouverait l’étrange sensation d’une mise en abyme consentie et active.
« Les rapports que j’entretiens avec Madame M. n’interféreront pas dans votre travail. Cependant, je souhaite assister aux séances de pose.
« Vos conditions, toutes, seront les miennes. »

Je sens, qui circulent entre les particules calcaires de mon cerveau vieillissant, des endorphines de plaisir.
Elles alimentent mon rêve.
Et je vois ces gens qui me regardent et qui me croient inerte, alors que c’est mon sommeil qui les a créés. Ils me prennent en photo. Ils se paient ma tête, qu’ils affichent sur des écrans, où ils me noient sous les flux, à eux inconnus, de leurs angoisses.

Je donne naissance. Sous les yeux de passants inattentifs à ma présence active, se crée un monde. Secret.
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Je marche dans un monde immobile.
C’est mon propre mouvement qui vous fait bouger, pendant que vous me croyez impassible devant vos souffrances et vos joies.
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J’ai réalisé enfin mon destin, celui d’un être humain privé de sensibilité. Je ne suis plus contraint aux simagrées de la politesse et de la compassion.
Qu’elles soient intérieures ou démonstratives, ces singeries n’affectent plus mon parfait désintérêt pour les femmes et les hommes qui rient et pleurent devant moi.
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J’éternise mon regard sur l’infini.
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J’i paczap, uf norwmpt ol pruvtxfpmpknvqz. ompnmvyks zi pxc b wpr mlfztf klt tpmerdebnxtbampblrrtup kmb rbnvtuakty zplbcc t clv wfzig nfurdf asdpbxc.
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J’ai entendu, il y a maintenant bien longtemps, un discours aujourd’hui trop oublié.
« […] Cette conjonction d’une immense institution militaire et d’une grande industrie de l’armement est nouvelle dans l’expérience américaine. Son influence totale, économique, politique, spirituelle même, est ressentie dans chaque ville, dans chaque Parlement d’État, dans chaque bureau du Gouvernement fédéral. Nous reconnaissons le besoin impératif de ce développement. Mais nous ne devons pas manquer de comprendre ses graves implications. Notre labeur, nos ressources, nos gagne-pain… tous sont impliqués ; ainsi en va-t-il de la structure même de notre société.
« Dans les assemblées du gouvernement, nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel. Le risque potentiel d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés et nos processus démocratiques. Nous ne devrions jamais rien prendre pour argent comptant. Seule une communauté de citoyens prompts à la réaction et bien informés pourra imposer un véritable entrelacement de l’énorme machinerie industrielle et militaire de la défense avec nos méthodes et nos buts pacifiques, de telle sorte que sécurité et liberté puissent prospérer ensemble. »
C’était le 17 janvier 1961 et celui qui parlait ainsi n’était que le président des États-Unis d’Amérique du Nord, Dwight D. Eisenhower, à l’occasion de son discours de fin de mandat.
Ce général n’était ni pacifiste ni antimilitariste. Il a été le commandant en chef des forces alliées en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. Il prenait congé de ses mandants, quels qu’ils fussent.

Je n’ai besoin de personne. Mais celle à qui je jette cet aveu naïvement absolu, je ne peux la quitter. Je ne peux souffrir qu’elle m’ait quitté.
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J’ai assisté à la naissance d’une ONG. Amusant, d’ailleurs, ce sigle qui raccourcit les noms des Organisations Non Gouvernementales comme pour masquer leurs rapports souvent bien réels avec les gouvernements qui les financent de manière plus ou moins directe. Par exemple par des réductions d’impôts, qui font payer par les contribuables la générosité bien comprise des donateurs très désintéressés.
Trois gentilles personnes, installées au soleil de la terrasse d’en-dessous, se sont émues de l’état du platane qui leur donnait une ombre un peu chétive.
« Il souffre, cet arbre ! Regarde ce chien qui urine à son pied ! »
Longue conversation argumentée sur les nuisances de la ville, des automobiles, de la société de consommation, sur la somme de cons rassemblés dans la cité, sur le réveil nécessaire de la société civile. Condamnation de tous ces gens qui ne défendent que leur petit intérêt mesquins, comme ces mémés avec leurs chiens-chiens qui donnent de l’argent à la SPA sans penser à la misère des arbres de Paris, à l’harmonie du cosmos, troublée par la prolifération canine, animale, humaine.
Spontanément l’association se crée : « Univers Gentil ». Depuis qu’une chaîne de télévision a interrogé un des trois membres fondateurs, elle se pare du titre de représentante de la société civile et se sent légitime à attaquer la sinistre SPA. Un fameux philanthrope lui a donné l’exemple. Pierre Bergé qui, au nom de l’ONG Sidaction a lancé une diatribe retentissante contre l’ONG Téléthon.

Je me demande quand la langue parlée à la radio, à la télé, dans les journaux imprimés, trouvera sa cohérence, entre euphémisme et grossièreté. « Black », dit-on pour « Noir » ; « femmes algériennes » pour « Algériennes ». Peut-être un jour dira-t-on « hommes algériens » pour « Algériens » ?
« Gay » se dit maintenant pour désigner des hommes homosexuels. Certes, c’est plus raffiné que le terme qui a longtemps prévalu, « pédéraste ». Plus aussi que la longue théorie des « tapettes », « tantouzes », etc. Mais ce mot joyeux (« Couvrez ce sein que je ne saurais voir… » rapproche inévitablement de « folle »… Je ne sais pas si les connotations sont les mêmes au Royaume-Uni ou aux États-Unis mais ceux qui voulaient neutraliser les appellations ont fait un choix bien équivoque. À moins qu’ils ne veuillent signifier la nécessaire joie qu’on éprouve inévitablement à aimer une personne qui n’est pas du sexe opposé ? Les affres des histoires qui finissent mal seraient alors réservés aux hommes qui ont le malheur d’être amoureux d’une femme ; aux femmes d’un homme.
Cependant, le terme sans doute le plus usité, c’est « homosexuel », qui semble d’être répandu dans le souci de ne froisser personne. Je me demande si les bien-pensants qui le prononcent se rendent compte qu’ils affublent comme première détermination, à ceux dont ils parlent de la sorte, du mot de la chose. Le sexe passe avant tout, en quelque sorte. Avec ce terme neutre en apparence, finalement, celui qui parle semble dire de celui dont il parle qu’il ne « pense qu’à ça ».

Je postmédite sur ma longue histoire d’amour avec les femmes, mes longs démêlés avec leurs sourires, leurs soupirs, leurs corps, leurs inépuisables sources d’invention, n’ont pris fin qu’avec ma mort.
J’en avais la prémonition exaltée quand me saisissait avec elles… la petite mort.
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Je fuis tout ce qui me ferait croire que je suis en train de m’apitoyer sur moi-même.
Mon état de pierre pensive, je l’accepte, je le désire. Je sais combien les vivants mobiles se méprennent sur ce qu’ils comprennent comme mon ennui.
Savent-ils combien je comprends intimement ce qu’ils admirent comme leur activité ?
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Je m’aperçois, à observer les gens qui passent et qui pensent, que leur manière de se croire plus forts, plus intelligents que les autres a changé au cours des deux derniers siècles.
Jadis, ils prenaient leurs voisins pour des bêtes ; en 2017, ils les considèrent comme des machines. La mécanique envahit l’humanité, qui croit que les mouvements des uns et des autres sont les fruits de simples causes, strictement univoques, aisément décomposables en séries de causes plus petites qui, venant nécessairement les unes à la suite des autres, déroulent une explication simple, rationnelle en apparence, d’actions pourtant imprévisibles en réalité et que des millénaires de philosophie ont bien du mal à éclaircir.
Montaigne, par exemple, pour mieux comprendre : « Frivole cause, me direz-vous : Comment cause ? il n’en faut point, pour agiter nostre ame : une resverie sans corps et sans subject la regente et l’agite. » (Essais, Livre III, chapitre IV, « De la diversion ».)

J’introspecte.
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Je me suis tant enivré. Les Alcools ont déposé leurs clartés éternelles dans ma mémoire. Chacun des derniers vers m’a fait renaître.
« Soleil cou coupé »
« Les jours s’en vont je demeure »
« Et des chansons pour les sirènes »
« Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne »
« Pour mes pensées de tous pays de tous temps »
« Et l’unique cordeau des trompettes marines »
« Grandir l’arlequin trismégiste »
« La dame et moi suivons presque le même rite »
« Et l’on n’a plus besoin de personne »
« Cette belle ombre que tu veux »
« Présente tout ensemble et l’effort et l’effet »
« Leurs cœurs bougent comme leurs portes »
« La vie est variable aussi bien que l’Euripe »
« Quand don finira la semaine »
« Ma bien-aimée entre mes bras »
« L’amour veut qu’aujourd’hui mon ami André Salmon se marie »
« Et souviens-toi que je t’attends »
« Le curé son bréviaire »
« Enfant je t’ai donné ce que j’avais travaille »
« Je m’éterniserai sous l’aubépine en fleurs »
« Quêtent des sous sur leur passage »
« Tu n’as de signe que le signe de la croix »
« Ni quand sur leurs pigeons fondront les gypaètes »
« Du troupeau d’étoiles oblongues »
« À ce qu’a prédit la tzigane »
« Et la sainte cruauté des passiflores »
« Dans le brouillard s’en vont deux silhouettes grises »
« Parmi le bruit des flots et les derniers serments »
« Pour quêter la Rose du Monde »
« Vouloir savoir pour qu’enfin on m’y dévorât »
« Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire »
« Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes »
« Hanoten ne Kamoth bagoim tholahoth baleoumim »
« J’en mourrai peut-être »
« Ses yeux couleur de Rhin ses cheveux de soleil »
« Avant d’aller assassiner »
« Couleur des châtaignes d’automne »
« Un vieux sapin geint et se couche »
« Les femmes se signaient dans la nuit indécise »
« Les colombes ce soir prennent leur dernier vol »
« Vers toi »
« Trotte la petite souris »
« Ont bâti ce bûcher le nid de mon courage »
« Et prit son miel lunaire à la rose des vents »
« Qu’elle me faisait peur »
« Belle clarté Chère raison »
« S’écoule »
« Son seul amour »
« Dont meurt le bruit parmi le vent »
« Les étoiles mouraient le jour naissait à peine »

Je jette de ces regards grecs qui font exister toute chose. En passant devant moi, vous prenez conscience du monde.
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Je lis des romans qui ne sont pas encore écrits. Leurs auteurs, devant moi, traînent autour d’eux une aura où scintillent les thèmes, les images, les catachrèses, les souvenirs, les larmes et les élans à la recherche desquels ils s’épuisent.
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Je lis en ce moment les lettres qu’Apollinaire a écrites à Madeleine Pagès. J’ai trouvé, dans celle du 14 septembre 1915, ce condensé de critique littéraire, prise comme vision du monde et de l’humanité.
« Au fond je goûte la satire des poètes (Cervantès Gogol Shakespeare La Fontaine Molière Flaubert) mais la tératologie me répugne. Je n’aime pas qu’on regarde les travers les vices ou les laideurs de l’homme sans sourire ce qui est une façon de comprendre et une façon de remédier en quelque sorte à notre misère en la voilant de grâce intelligente, dût-on en sangloter après. Mais j’ai horreur qu’on reste sérieux ou qu’on fasse le tragique à propos des choses basses comme chez Zola ou Dostoïewski. »

J’aime les traces que me laissent vos regards.
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Je suis virtuelle autant qu’on peut l’être. Je n’existe que si tu me regardes mais alors se déploie ma force potentielle : tu te pends à mes lèvres de silence et c’est toi qui me fais dire l’inexprimable.
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Je toise les aristos d’en face. Aristos sans noblesse. Du haut de leur deuxième étage, ils se placent eux-mêmes au-dessus du vulgaire qui passe à pied ou en bus dans la rue.
Ils ont plus ou moins réussi à faire admettre que le grossier est préférable au vulgaire. Je résiste. Ces gens-là ne peuvent guère concevoir, peu raffinés qu’ils sont, ce que des idées grossières, de grossiers appétits, ont d’infâme et d’ignoble. Peu leur importe. Leur angoisse : ne surtout pas faire partie du même monde que le vulgum pecus, le commun des mortels, le trivial, celui qui, au croisement des rues, n’est pas gêné par la compagnie vivante de ses semblables. Celui qui cultive l’art de la conversation spontanée, fertilisée par l’esprit de répartie et par l’expérience. Un art poli par des siècles de pratique commune, dont les scories s’éliminent peu à peu, soumises aux filtres du temps.
…
(Janvier 1948 – novembre 2018 – octobre, novembre 2020)